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tenté, ni désiré seulement au delà de ma nature ! Quelqu’un la juge-t-il médiocre ? Il me suffit à moi qu’elle soit « mienne ; » et je ne me suis proposé que de la développer dans la direction de ses instincts, non de la perfectionner, et, somme toute, en la perfectionnant, de la « dénaturer. » Mais, quoi qu’il en soit de la conception personnelle que Montaigne se forme de la nature, toujours est-il que le principe de l’ « adaptation à la nature » en général, fait partie de son credo philosophique ; et on ne saurait oublier que, si ce principe est celui de Rabelais dans son Pantagruel, il est aussi celui de Marc-Aurèle dans ses Pensées.

Le vice de cette philosophie, que toute notre sympathie pour Montaigne ne saurait nous dissimuler, c’est de manquer de «stabilité ; » d’être une « méthode, » à vrai dire, plutôt qu’une « philosophie ; » et, finalement, d’aboutir à un « art de vivre » plutôt qu’à une « conception de la vie. » C’est donc ici que se pose tout naturellement la question du « christianisme de Montaigne » et de la sincérité de sa foi ? Nous avons vu qu’il ne s’était nullement proposé d’écrire une « Apologétique, » et c’était assurément son droit. Personne n’est tenu d’écrire une « apologétique. » Mais cette fixité de principes que ne comportait pas sa philosophie, puisqu’elle n’était qu’une « quête » ou une « cherche, » dont nous n’atteindrons jamais le terme, Montaigne estimait-il qu’elle se trouvât dans le « christianisme ? » et qu’en conséquence une profession de foi chrétienne fût à la fois le correctif et le couronnement de ce qu’il y avait d’un peu païen dans sa philosophie ? Nous lisons à ce propos, au chapitre des Vaines subtilités, — et le passage n’apparaissant pour la première fois qu’en 1588, est donc postérieur à l’Apologie de Raymond de Sebonde : « Il se peut dire avec apparence que des esprits simples, moins curieux et moins savans, il s’en fait de bons chrétiens, qui, par révérence et par obéissance, croient et se maintiennent sous les lois. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne science s’engendre l’erreur des opinions : ils suivent l’apparence du premier sens, et ont quelque titre d’interpréter à simplicité et ignorance de nous arrêter en l’ancien train, regardant à nous qui n’y sommes pas instruits par étude. Les grands esprits, plus rassis et plus clairvoyans, font un autre genre de bien croyans, lesquels, par longue et religieuse investigation, pénètrent une plus profonde et abstruse lumière ès Écritures, et sentent le mystérieux et divin secret de notre police ecclésiastique. » [I, 54,