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a eu ses époques, et c’est la grande originalité du livre de M. F. Strowski que d’avoir essayé de les distinguer. Comment les idées de Montaigne, nées d^abord de ses lectures, de sonexpérience personnelle et quotidienne de la vie, de ses méditations, se sont ensuite comme engendrées les unes des autres, à mesure qu’il se relisait, et qu’ainsi lui-même en saisissait mieux les rapports, ou les contradictions, c’est ce que M. F. Strowski s’est efforcé de montrer ; et il revendique avec raison l’honneur de l’avoir tenté le premier. On ne sera d’ailleurs parfaitement sûr de la succession de ces idées que quand « l’Édition municipale » sera complète, et que M. Strowski, non seulement nous aura donné le texte « définitif » de Montaigne, mais encore, et comme il se propose de le faire, quand il aura daté les difîérens chapitres des Essais. L’ordre des chapitres des Essais n’est pas celui de leur composition. On croit savoir, par exemple, que la rédaction de l’Apologie de Raymond de Sebonde, qui fait partie du second livre, serait antérieure à celle du chapitre de l’Institution des Enfans, qui fait partie du premier. Mais, pour le moment, on n’a encore daté, avec une précision facile, que le texte de 1888 par rapport à celui de 1580, et, par conséquent, l’ensemble du troisième livre par rapport aux deux premiers. Quand on aura daté, si l’on y doit réussir, les chapitres des trois livres par rapport les uns aux autres, on verra bien, ou on verra mieux, que le « philosophe » de 1572, dont la principale préoccupation ne semblait être que de vaincre en lui la peur de la mort, n’est pas le « philosophe » de 1590 ou de 1592. M. Strowski, qui connaît mieux que personne ce côté de la question, croit pouvoir affirmer dès à présent que Montaigne aurait passé du « stoïcisme » au « pyrrhonisme » et du « pyrrhonisme » au dilettantisme.

Cette représentation du rythme de la pensée de Montaigne me semble assez conforme à la réalité. Montaigne a été d’abord séduit par la grandeur du stoïcisme, et d’un autre côté, par la rhétorique autant que par la morale des Lettres à Lucilius. Mais son ironie, plus aiguisée que ne le sera celle de Montesquieu, n’a pas tardé à reconnaître ce qu’il y avait d’artificiel et de vain, mais surtout de théâtral, dans l’attitude générale du stoïcisme à l’égard de la vie ; et c’est alors que du stoïcisme il aurait passé au pyrrhonisme. Sachons gré du moins à M. Strowski de n’avoir pas appuyé sur le scepticisme ou le pyrrhonisme de