Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’en donner une idée, la matière même de l’écrivain et l’objet de la « littérature, » Montaigne a posé l’un des fondemens du classicisme, et celui que l’on n’ébranlera pas. Toute œuvre, en toute langue, et je dirais volontiers en tout art, sera toujours classique de la quantité d’observation psychologique ou morale qu’elle contiendra, et peut-être même ne sera-t-elle classique que de cela.

Ajouterons-nous que, pour pratiquer cette « observation psychologique et morale » l’auteur des Essais a donné le modèle d’une manière de style qui n’existait pas avant lui dans notre langue ? On le pourrait et on le doit donc ! Tandis qu’Henri Estienne, avec ses Dialogues du Langage français italianisé, grammairien fanatique, superficiel et mal embouché, s’évertuait à chercher les moyens de réagir contre la perversion de la langue française par l’usage italien, et n’en proposait, naturellement, que de parfaitement vains, Montaigne, lui, faisait quelque chose de plus efficace ; et il « nationalisait » la langue en la rapprochant de la vie. Je ne sais encore si l’on a suffisamment appuyé sur ce caractère du style de Montaigne. On y admire et on y aime surtout l’abondance, le jaillissement, le naturel de la métaphore, mais, tout au rebours de ce que l’on voit d’ordinaire, chez Ronsard, par exemple, ou chez Rabelais, il faut remarquer que les métaphores de Montaigne n’ont pas pour objet de rien « amplifier » ou « magnifier ; » et, au contraire, elles ne lui servent que de moyens de se faire entendre. Son style est un style « réaliste » ou « réel, » mais dans le sens large du mot, je veux dire un style qui cherche à épuiser la « réalité » de ce qu’il représente ; à « enfoncer, comme il dit lui-même, la signification des mots ; » qui ne se soucie point de subtilité ni d’élégance, qui ne va pas au delà ni ne reste en deçà de la chose, et dont il faut dire enfin comme lui-même : « Quand je vois ces braves formes de s’exprimer, si vives, si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser, c’est la gaillardise de l’imagination qui élève et enfle les paroles. Nos gens appellent jugement langage, et beaux mots les pleines conceptions. » On connaît encore le passage célèbre : « Quand on m’a dit ou que moi-même me suis dit : « Tu es trop épais en figures ! Voilà un mot du cru de Gascogne ! Voilà une phrase dangereuse [je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmy les rues françaises, ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire