l’homme ? « l’être universel, » celui qui n’a pas d’ « enseigne, » comme on dira plus tard ? et qui ne laisse pas pour cela d’avoir sa personnalité, d’être Michel de Montaigne, mais qui est en même temps un témoin de « l’humaine condition ? » La grande originalité de Montaigne est d’avoir posé presque le premier la question en ces termes, et, ainsi, d’avoir mis la littérature française elle-même, tout entière, dans une voie dont elle ne s’est plus depuis lors écartée qu’en de rares occasions et toujours à son grand dommage.
En vérité, si l’on peut dire de tous nos grands écrivains, qu’avant tout et dans le sens large du mot, poètes ou auteurs dramatiques, orateurs ou romanciers, historiens, critiques, ils sont des « moralistes, » ce n’est guère que depuis Montaigne, et c’est bien à l’exemple ou aux leçons des Essais qu’ils le doivent, on ne l’a peut-être pas assez dit. Car, pourquoi d’autres littératures, l’italienne, par exemple, après le vif éclat de la Renaissance, vont-elles perdre, avec le xviie siècle naissant, l’autorité qu’elles avaient exercée dans le monde, se renfermer entre leurs propres frontières, et, pour cent cinquante ou deux cents ans, céder la place à la nôtre ? C’est qu’elles n’ont pas eu de Montaigne ; — et on achèvera d’entendre ce que nous voulons dire, si nous rappelons que le grand contemporain italien de l’auteur des Essais est le virtuose de la Jérusalem délivrée. L’Italie du Tasse ne s’est pas avisée, — et bien moins encore l’Italie du cavalier Marin, — que la littérature ne pouvait durer qu’à la condition d’être quelque chose d’autre et de plus qu’un jeu. Elle n’est même pas « la littérature, » si son rôle n’est que de nous divertir, ou de nous étonner, et d’autres moyens conviennent mieux à cet usage. Mais, précisément, Montaigne en en faisant l’art de l’ « observation psychologique et morale » lui a donné pour objet la connaissance de l’homme. Qui ne conviendra, là-dessus, que, si la grande raison de l’universalité de la littérature française est quelque part, elle est là ? Les Fables elles-mêmes de La Fontaine, ou, dans un autre genre, les Contes de Voltaire, seront, comme le livre de Montaigne, des « vues sur le monde, » un jugement sur l’homme, une « conception de la vie. » Ils seraient sans doute autre chose, mais seraient-ils ce qu’ils sont si les Essais n’avaient pour ainsi dire orienté notre littérature classi([ue dans cette direction ? En faisant de l’ « observation psychologique et morale, » telle que nous essayons