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que, dans le portrait qu’il nous trace de lui-même il ne mêle inévitablement quelque coquetterie, quelque vanité, quelque égoïsme aussi, dont la signification est d’autant plus éloquente qu’il est plus naïf ou plus inconscient. Le moyen de se raconter, sans finir par s’admirer soi-même ? Il y a donc, nous l’avons dit, dans les Essais, des aveux dont nous eussions dispensé Montaigne ; et ce sont ceux qui ne servent qu’à notre amusement. Mais, d’une manière générale, s’il « se peint, » c’est en s’étudiant, pour s’étudier, et la connaissance de lui-même qu’il acquiert en s’observant, lui sert comme d’un moyen de contrôle pour apprécier à leur juste valeur les observations qu’il a recueillies au cours de ses lectures ou de ses méditations.

Joignez encore ceci que, tandis que la plupart des auteurs de « Confessions » s’efforcent de mettre en lumière ce qu’ils croient avoir en eux d’original, d’unique et d’exceptionnel, qui les distingue de tous les autres hommes, lui, Montaigne, au contraire, c’est bien ce qu’il a de « personnel » et de « particulier, » mais, dans ces « particularités » mêmes, ce qu’il s’applique à démêler, c’est ce qu’elles ont de toujours subsistant et d’éternellement humain. L’observation de Montaigne est toujours comparative. On connaît le passage, si souvent cité : « On attache aussi bien toute la philosophie morale a une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe. Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de ce que je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense pas seulement à soi. » [III, 1, 1588.] Les phrases que nous soulignons sont caractéristiques, et si nous les soulignons, c’est qu’on les cite bien, je ne connais guère une « Étude » sur Montaigne où vous ne les retrouviez, et on en sait donc bien toute l’importance, mais on n’en a pas dégagé toute la signification. Nous ne manquons ni de grammairiens ni de jurisconsultes. Un jurisconsulte, c’est Jean Bodin, dont la République vient de paraître en 1576 ; un poète, c’est Pierre de Ronsard, dont l’édition définitive, revue, corrigée et ordonnée par lui, va paraître en 1584 ; et, pour le grammairien, mettons que ce soit Henri Estienne, avec ses Dialogues du Langage français italianisé, mais l’homme, se demande Montaigne, parmi tout cela, où est