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roir. Voilà toute la psychologie ! Elle n’est pas en l’air, et on ne la déduit pas des principes. Les propriétés de l’homme ne sont pas contenues, comme celles du cercle, dans sa définition. On ne les connaît qu’à l’usage. C’est l’expérience qui nous les apprendra. Et comme tout le monde n’est pas en état de profiter de l’expérience, c’est ici que, de l’objet de Montaigne, se dégage une méthode, un peu flottante, elle aussi, comme cet objet, mais, comme lui, singulièrement féconde, et singulièrement originale, comme lui.

Osons le dire franchement : c’est cette méthode, que Pascal, qui est « un géomètre, » ne comprend point — ni peut-être même ce dessein, — quand il reproche à Montaigne de « conter trop d’histoires. » Non ! Montaigne ne conte pas trop d’histoires, et on se demande comment Pascal n’a point vu l’utilité de ces histoires pour le dessein de Montaigne. « Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir où il nous faut nous regarder pour nous connaître de bon biais… Tant d’humeurs, de sectes, d’opinions, de jugemens, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse, qui n’est pas un léger apprentissage. Tant de remuemens d’état et changemens de fortune nous instruisent à ne pas faire grande recette de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l’oubliance, rendent ridicule l’espérance d’éterniser notre nom par la prise de dix argoulets et d’un poulailler qui n’est connu que de sa chute. L’orgueil et la fierté de tant de pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et grandeurs nous fermit et assure la vue à soutenir l’éclat des nôtres sans siller des yeux. Tant de milliasses d’hommes enterrés avant nous nous encouragent à ne craindre d’aller trouver si bonne compagnie en l’autre monde, — et ainsi du reste. » [Essais, I, 26, 1580.] Nous ne saurions mieux dire qu’il ne fait lui-même en cet endroit pourquoi, et en quoi, Montaigne a besoin de tant d’ « histoires. » C’est que, sous un autre nom, les « histoires » c’est l’expérience, et l’historien n’est que le témoin ou le garant des faits « humains » qu’il raconte. De là l’admiration de Montaigne, et je ne sais si l’on ne devrait dire sa « dévotion » pour Plutarque. Et, à vrai dire, qu’est-ce que les Vies parallèles, sinon, selon l’ingénieuse expression d’Amyot en sa Préface, « des