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dans celle de 1588, mais dans une longue addition qui n’a paru pour la première fois qu’en 1593 : « Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin, et si ne pouvons nous dire si c’est du tout en pareille manière à celle-cy, n’en connaissant que les noms. Nul depuis ne s’est jeté sur leur trace. C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de menus avis de ses agitations… il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même. » [Essais, II, 6.] Et de fait, sans remonter jusqu’aux anciens, et pour ne pas sortir de l’histoire de notre littérature nationale, quel est donc, avant Montaigne, celui de nos grands écrivains, Ronsard ou Rabelais, qui se fût soucié d’« observation psychologique ? » Assurément, et à la manière des anciens, dans la chaleur de la composition, si quelqu’une de ces vérités, qui nous découTe le fond de nous-mêmes, s’offrait, pour ainsi dire, à portée de leur inspiration, ils la reconnaissaient, n’avaient garde de la laisser passer, et, dans leur prose ou dans leurs vers, ils essayaient de la fixer. C’était ce que Montaigne admirait le plus dans Tacite, — l’« omne ignotumpro magnifico est, » ou le « facili credulitate feminarum ad gaudia. » Ronsard, lui, mettait ces choses entre guillemets. Mais, pas plus que les anciens, ni Ronsard ni Rabelais n’en faisaient leur principale affaire ; et qui jamais entendit parler de la « psychologie » d’Homère ou de Pindare ? Je ne sais pas si celle même de Platon n’est pas de la « métaphysique ! » La « psychologie » de Montaigne est de la « psychologie ; » elle est un effort habituel pour « pénétrer, selon son expression, les profondeurs opaques de nos replis internes ; » elle est l’analyse et l’explication des mouvemens qui nous agitent. « Si, dit-il, vous faites lire à mon page, qui d’ailleurs sait fort bien ce que c’est que l’amour, les Dialogues de Léon Hébrieu, ou les divagations du savant Ficin[1], il n’y comprendra goutte, et jamais on ne lui fera croire que ce soit ici de lui qu’il s’agisse. » Tâchons donc, nous, de faire qu’il nous comprenne. Décrivons-lui les mouvemens de sa passion avec assez de fidélité, mais de réalité surtout, — je ne dis pas de réalisme, — pour qu’il s’y reconnaisse, et présentons-lui le mi-

  1. On se rappellera que ce sont ici deux des sources auxquelles avait puisé largement la Pléiade.