Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Montaigne s’y était, lui aussi, uniquement appliqué, continûment, passionnément et tout entier.

Je n’entends pas nier qu’il y ait pris l’intérêt le plus vif. Mais, d’abord, ce n’est qu’un intérêt presque purement intellectuel, et j’en vois un témoignage dans ce fait assez singulier qu’étant lui-même, de son propre aveu, l’un des hommes qui ont eu le plus de peur de la mort, et sa philosophie ne s’étant employée, pour une part considérable, qu’à se prémunir ou à se fortifier contre cette crainte, il n’a cependant jamais demandé d’aide contre la mort à la religion. « Il n’est rien de quoi je me sois dès toujours plus entretenu que des imaginations de la mort, voire en la saison la plus licencieuse de mon âge,


Iucunda quum ætas florida ver ageret.


Parmi les danses et les jeux, tel me pensait empêché à digérer à part moi quelque jalousie ou l’incertitude de quelque espérance, cependant que je m’entretenais de je ne sais qui, surpris les jours précédens d’une fièvre chaude et de la mort… et qu’autant m’en pendait à l’oreille. » [Essais, I, 20, 1580.] Et il est vrai qu’à la longue, et à force de méditer sur ce thème favori que « philosopher, c’est apprendre à mourir, » il a fini par se composer, en présence de la menace quotidienne de la mort, une assez belle attitude, mais c’est la philosophie qui l’y a amené, ce n’est pas la religion. On peut dire, d’un autre côté, que, s’il a bien senti, et, autant que personne, démontré, soutenu, défendu l’importance des idées religieuses, j’entends leur importance politique et sociale, c’est assurément une manière de faire l’apologie de la religion ; mais, pour le chrétien, c’est une apologie qui n’en est vraiment pas une, à cause qu’elle pourrait tout aussi bien être l’apologie du bouddhisme et de l’islamisme, et généralement de toutes les religions qui sont, comme le christianisme, des « civilisations » en même temps que des religions. Et enfin ne faut-il pas ajouter que sa manière de poser la question religieuse est d’un pur « païen, » s’il n’y va pour lui, comme pour les philosophes de l’antiquité, que de ce qu’ils appelaient « le souverain bien, » ou en d’autres termes de « la vie heureuse ? » Une religion qui, comme la chrétienne, doit être et est en effet avant tout une règle impérative de conduite, Montaigne n’y a vu que la matière de l’Apologie de Raymond de Sebonde ; — et les juges