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nous serions bien passés, et qui n’ajoutent rien à la connaissance de son caractère ou de son génie. Car, Sainte-Beuve a eu beau faire, on ne sache point encore de qualités de forme ou de fond, de langage ou de pensée, qui aient des rapports définis avec la gravelle ; et les coliques de Montaigne n’expliquent point son dilettantisme. Il préférait la saveur du poisson à celle de la viande, mais le renseignement n’en est pas un sur la nature de son style, ni même peut-être ce qu’il nous dit de son goût pour les huîtres et pour le melon.

Mais, en somme, et après tout cela, Montaigne ne nous livre qu’une très petite part de lui-même ; et en veut-on la preuve démonstrative ? C’est qu’il y a peu de nos grands écrivains qui nous demeurent plus énigmatiques, et dont nous soyons plus embarrassés de dire l’homme vrai qu’ils furent. Se douterait-on seulement que son livre est contemporain de l’une des époques les plus troublées de notre histoire ? et que le moment même où il écrit est rempli du fracas des guerres de religion ? « Aucuns me convient, écrit-il dans une addition du manuscrit, d’écrire les affaires de mon temps, estimans que je les vois d’une vue moins blessée de passion qu’un autre, et de plus près, pour l’accès que la fortune m’a donné aux chefs des divers partis… » Il ne l’a cependant pas fait, et ses Essais ne sont point des Mémoires pour servir à l’histoire de son temps. Il n’y a pas fait la confession des autres avec la sienne. Et combien de traits de sa propre physionomie n’a-t-il point laissés dans l’ombre ? Que savons-nous par lui de sa jeunesse ? de sa carrière avant 1572, entre vingt-cinq et quarante ans ? de ses amours ? de ses « sentimens de famille ? » ou même, et finalement, nous l’allons voir, de ses « sentimens religieux ? » puisque, depuis trois cents ans, tandis que les uns persistent à nous montrer en lui non seulement « un chrétien » mais un « défenseur du christianisme, » c’est pour beaucoup d’autres, avec lui, Montaigne, tout au contraire, et par lui, par la lente et insensible contagion des Essais, que le doute méthodique ou systématique est entré dans le monde moderne, et non point du tout, comme on continue de l’enseigner, dans nos écoles, par l’intermédiaire du Discours de la méthode.

On remarquera qu’ici encore, comme plus haut, nous retrouvons l’influence et l’autorité de Pascal. Ce Montaigne, non pas précisément athée, ni libre penseur, ni peut-être sceptique, mais qu’aurait avant tout préoccupé, comme Pascal lui-même, la ques-