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« Je hais, dit-il, le sage qui n’est pas sage pour soi-même. » En 1588, il ajoute à ce vers d’Euripide une citation de Juvénal :


                  … Si cupidus,
Si vanus et Euganea quantumvis vilior agna.


Puis, en 1590 ou 1592, il efface la traduction du vers d’Euripide, qu’il estime sans doute superflue ; il ajoute, avant la citation de Juvénal, un passage de Cicéron : « Ex quo Ennius : Nequicquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret ; » et, après les vers de Juvénal, il ajoute encore : « Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est. ’Dionysius se moquait des grammairiens qui ont soin de s’enquérir des maux d’Ulysse, et ignorent les [leurs] propres ; des musiciens qui accordent leurs flûtes et n’accordent pas leurs mœurs ; des écoliers qui étudient à dire justice, non à la faire. » On me dira vainement qu’il y en a d’autres exemples ! Je le sais bien ! et j’en remplirais moi-même plusieurs pages ! Mais on ne me fera pas croire aisément que Montaigne se proposât d’insérer ces cinq citations, dans son texte, en enfilade, et à l’appui de quelle simple et banale observation ! Il eût choisi, sans aucun doute ! et pourquoi n’eût-il pas en même temps effacé quelques redites, et sacrifié quelques réflexions saugrenues ?

On pourra donc se proposer d’établir un « texte critique » des Essais ; nous n’en connaîtrons jamais le texte absolument « authentique. » Et cela esi fâcheux ; mais il ne faut rien exagérer, et, après tout, nous n’en serons pas plus troublés dans notre lecture des Essais que nous ne le sommes par des hésitations ou difficultés du même genre dans la lecture des Pensées de Pascal. Nous en serons quittes pour nous dire que si quelques-unes de ces additions, les plus libres, celles qui nous choquent le plus, ne représentent pas la pensée publique de Montaigne, elles expriment sa pensée de « derrière la tête. » Et nous ne regarderons pas l’édition municipale comme l’édition définitive des Essais, mais, selon le vœu des éditeurs eux-mêmes, comme la base et la condition de toutes les éditions futures, y compris celle qui se piquera d’être la « critique, » et la « définitive. »