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que, dans les pages justement admirées où Sainte-Beuve s’est efforcé de caractériser le style de Montaigne, — et on sait qu’il y a merveilleusement réussi, — l’historien de Port-Royal ne songeait pas moins à lui-même qu’à l’auteur des Essais.

Tel est d’abord l’un des services que rendra l’édition municipale des Essais. Avant tout, elle obligera la critique à reconnaître ce qu’il y a de successif dans la composition du livre, et, par conséquent, à en tenir compte. Il faudra bien qu’on s’aperçoive que les voyages de Montaigne en Allemagne et en Italie, que son passage à la mairie de Bordeaux, — qui n’a pas occupé moins de quatre ans de sa vie, — que le lent progrès de la maladie dont il devait mourir et qu’il avait dans son isolement tout loisir d’observer, ont en plus d’un point modifié sa manière de voir, de sentir, de penser. Mais surtout on se rendra compte de la manière dont Montaigne compose, et quand on l’aura bien vu, ce sera comme un trait de lumière jeté, non seulement sur la signification ou la portée littéraire des Essais, mais sur leur intérêt historique et philosophique.

Le voilà donc, en la quarantième année de son âge, revenu de bien des illusions, et retiré dans sa « librairie. » Nous sommes en 1572, et à la veille ou au lendemain de la Saint-Barthélémy. A-t-il encore quelques ambitions ? On ne sait ! ou s’il a vraiment résolu « de ne se mêler d’autre chose que de passer en repos et à part le peu qui lui reste de sa vie. » En attendant, sa solitude ne tarde pas à lui peser, et, par manière de distraction, il prend la plume, sans intention bien précise, pour fixer un peu sa pensée vagabonde, et il écrit sur la Tristesse, ou sur les Cannibales, sur les Senteurs, ou sur l’Oisiveté, avec la même insojiciance de toute espèce de choix et d’ordre. Ni le sujet ne lui importe, comme s’il se tenait pour certain d’y être toujours égal, et encore moins l’ordre, car il a dû tout de suite sapercevoir que l’agrément de ce qu’il écrit était fait, même pour lui, de ce qu’il y a dans le cours de ses idées, de soudain et d’inattendu. Mais, chemin faisant, et comme il a la mémoire mieux meublée qu’il ne le prétend, il s’avise que ce qu’il vient de dire, d’autres l’ont dit avant lui, Sénèque, par exemple, en quelqu’une de ses Lettres, ou Plutarque. Il ne veut pas leur en faire tort ; il va chercher le volume sur un rayon de la bibliothèque, et il traduit, il copie, il paraphrase le passage. À moins encore qu’il ne s’y prenne de la façon tout justement inverse, et