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Il n’en sera aucunement embarrassé. Cette fois, ce ne sont guère que six mille alexandrins qu’il nous donne, pour son coup d’essai et sans qu’on y devine nul effort : ils ont échappé, sans douleur, à sa veine fertile. Ils ont valu à M. Bonnard l’honneur d’être le premier à remporter le « prix de Rome des poètes, » et nul n’a prétendu que cette récompense fût imméritée ; au contraire, ç’a été un concert unanime de louanges pour célébrer la verve intarissable de cet exubérant rhétoricien.

Les bêtes, dans le livre de M. Bonnard, prennent la parole : cela n’est pas pour nous surprendre, car nous nous souvenons tous « du temps que les bêtes parlaient. » Elles nous font les honneurs, et plus souvent la satire d’elles-mêmes : ce sont des bêtes observatrices et psychologues, analystes, critiques, ironistes. Elles se connaissent elles-mêmes, et elles aiment à se faire connaître. Elles n’ont pas de fausse honte et ne craignent pas de se mettre en scène : « Nous sommes les pinsons… Nous sommes les oiseaux… » Ces bêtes-là ont assisté à des revues de fin d’année et elles en ont retenu les procédés. Bavardes, ce qui est difficile pour elles c’est uniquement de s’interrompre et de se taire. Interpellés par les matelots, les dauphins leur répondent : ils leur répondent en deux cents vers et font mentir effrontément le vieux proverbe qui disait : « muet comme un poisson. » Mais le fait est que les coqs, lorsqu’ils veulent saluer le matin, ne peuvent s’en tirer à moins de cinq cents vers. Spirituels et moqueurs, ces animaux familiers aiment fort à se moquer de l’homme, ou encore à se railler les uns les autres. Le gibier sait bien qu’il finira par être pris ; mais il se venge en songeant à la mine que font tant de chasseurs qui reviennent bredouille. Le poulet sait bien qu’on va lui tordre le cou, et cela ne lui fait pas de plaisir ; mais il se console en songeant au bon tour qu’il joue à son bourreau, rien que parce qu’il est maigre. Les mouches s’égaient aux dépens de celui qu’elles assaillent et qui est obligé de les subir, car elles sont trop ! La dinde plaisante l’oie qui plaisante la dinde. Le plus souvent elles se raillent elles-mêmes et se donnent la comédie de leurs propres travers, de leurs ridicules, de leur vanité, de leur paresse ou de leur sottise. Le chat se fait son procès, en dénonçant sa nonchalance, ses airs dédaigneux, son égoïsme et sa perfidie ; le geai avoue l’envie dont il sèche en face du paon ; le cochon étale son cynisme et son goût de l’ordure…

Le procédé est connu, et M. Bonnard ne le donne pas pour nouveau. La Fontaine ne l’avait pas inventé, non plus que les auteurs du Roman du Renard, qui l’avaient emprunté aux fabulistes des temps