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dans l’étang vaseux, est encombrée par la foule des misérables qui semblent chargés de représenter les misères de la terre. Partout s’étalent les difformités les plus affreuses. Tous les cancéreux, les lépreux, les mutilés, les estropiés de l’Inde dravidienne se sont donné rendez-vous dans le lieu saint. Voici un garçon microcéphale qui vagit, sa tête de singe n’est pas plus grosse qu’une grenade, et son corps est celui d’un enfant de quatorze ans. Voilà un paralytique porté à dos d’homme, une femme dont le visage entier a été décharné par un lupus, une fille sans nez, un vieillard dont l’ulcère malin découvre la moitié des côtes. Tel autre est atteint d’un éléphantiasis monstrueux. L’enflure de ses jambes, grosses et rugueuses ainsi que des troncs d’arbres, crevassées, gercées, sanglantes, ne laisse plus distinguer les pieds noyés dans la masse informe. Voilà un père qui est venu de plusieurs lieues en se roulant par terre, avec son enfant malade entre ses bras. Il a accompli son vœu, pénétré dans l’enceinte. Il se prosterne devant le sanctuaire. Essoufflé, efflanqué, dégouttant de sueur, souillé de boue, gris de poudre il ressemble à une loque qui marcherait. Chacun de ses hoquets creuse sa poitrine maigre dont la peau paraît alors rejoindre sa maigre échine. Ses yeux agrandis par l’extase regardent sans voir les pénitens, qui, allongés sur le sol, les bras en croix, à plat ventre, marmonnent autour de lui des prières.

Les odeurs écœurantes de ces pèlerins se confondent avec les parfums acres ou délicats des résines et des gommes qui crépitent dans les vases de cuivre. Le camphre flambe avec des lueurs vertes sur les feuilles de margousier, sur les plateaux, les trépieds, et mêle ses vapeurs à celles de mille lampes fumeuses, des lampions accrochés par centaines à des herses. Les relens des huiles rances, des fritures, dominent le tout, même la senteur du sucre qui se carbonise sur des fourneaux où des marchands cuisinent gravement en plein vent, adossés aux frises sculptées du temple. Dès qu’ils ont accompli leurs dévotions, les pèlerins s’empressent d’acheter des victuailles et de s’installer sous les vastes pandals qui les attendent. Là, assis à l’ombre, à même la terre ou sur des nattes, ils mangent, boivent, causent gaiement. N’était l’absence de végétation de la région aride, on dirait que ces familles font une partie de campagne.

Quand je traverse leurs petites assemblées, tous me regardent avec une bienveillante indifférence. Ma vue ne les intéresse en