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de leurs nombreuses migrations d’hôtel en hôtel ?). Et pourtant que d’étincelles durent jaillir du choc de ces deux brillans esprits, enfiévrés par la veille, la solitude et l’attraction indéfinissable qui les appelait l’un vers l’autre ! Que de choses étonnantes durent-ils se dire, au cours de ces conversations qui passaient tout au laminoir, dogmes, théories, usages, réputations et caractères ! Et quel dommage qu’il ne se soit pas trouvé un indiscret derrière la cloison pour noter et conserver ces torrens de mots où devaient, certainement, se trouver mêlées bien des paillettes de pur métal ! On dit qu’elle lui enseigna à se moquer de tout ; mais, avait-il réellement beaucoup à apprendre en ce genre lorsqu’il la connut ? En tout cas, l’élève devait dépasser le maître et, en lui retirant ses illusions, elle dut s’apercevoir qu’elle perdait les dernières qui lui fussent restées.

Que disait de tout cela le bon M. de Charrière ? Toujours philosophe et toujours souriant, il prêtait de l’argent au jeune homme, lorsque le colonel de Constant oubliait de joindre une traite à son sermon, et ce fut avec quelques louis, avancés par lui, que Benjamin put effectuer cette fugue en Angleterre où il vécut en bohème, en chemineau, pendant plusieurs semaines. Pour le dire en passant, — et il importe de le dire parce que c’est un trait de caractère, — Mme de Charrière ne semble pas avoir su le moindre gré à son mari de cette attitude tolérante et bénigne. Une des singularités de ce roman intime, c’est que Benjamin eut bien souvent à entendre les plaintes les plus amères sur l’ « indifférence, » la « froideur » de M. de Charrière. Un peu plus, elle eût été femme à dire, comme certaine héroïne d’Émile Augier : « Mais bats-moi donc ! »

Le chemineau qui venait d’errer, avec trois chemises et deux paires de bas, sur les routes du lake district où allaient bientôt venir Wordsworth et Coleridge, se voit, vers la fin de cette année 1787, métamorphosé en chambellan de Son Altesse Sérénissime le duc de Brunswick : brusque revirement de la destinée dont s’amuse cet esprit fantasque et décousu, cette âme nomade et avide de contrastes. Avant de prendre possession de ce poste absurde, le dernier auquel on eût dû songer pour lui, il vient se faire soigner à Neuchâtel d’une maladie sur l’origine de laquelle il serait déplaisant de s’appesantir. Puis, il se repose à Colombier dans la société de son amie. Il ne la quittait point. Lorsqu’elle était dans sa chambre et lui dans la sienne, il lui