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il la compare à Mme de Staal-Delaunay, l’exquise soubrette de la duchesse du Maine. Mme de Charrière estime que, notre idiome ayant atteint sa perfection et son apogée avec les grands écrivains que je viens de nommer, il n’y a rien à faire que de le maintenir tel qu’ils l’ont fait. Mais les besoins nouveaux ? — Tant pis pour les besoins nouveaux s’ils ne s’accommodent point de ce beau langage définitif, immuable ! Elle a beau admirer Jean-Jacques, s’assimiler quelques-unes de ses idées, elle n’imite point ses procédés littéraires et elle le traduit dans une langue qu’il n’eût pas reconnue pour sienne. Elle pense Rousseau et elle écrit Voltaire. Quant à Chateaubriand, elle en parle comme, il y a vingt ans, eût parlé des décadens un vieux professeur de rhétorique.

Pour elle, la qualité maîtresse, c’est la brièveté. Elle la pratique et la prône au point d’agacer Benjamin Constant. Et pourtant, comme elle a raison ! La concision des maîtres, brevitas imperatoria ! Tandis que nous tournons gauchement autour d’une idée et que nous lui essayons, l’une après l’autre, plusieurs expressions qui ne vont jamais, elle, d’un coup, trouve le mot juste, qui habille et qui sied, et n’y retouche pas. Cela semble de la maigreur, mais cette maigreur n’existe que par comparaison avec l’embonpoint malsain de nos phrases gonflées de mots parasites ou excessifs.

Sainte-Beuve a relevé une incorrection chez Mme de Charrière. Vraiment ! Rien qu’une ? À ce solécisme unique il eût pu ajouter une infinité de barbarismes dont elle ne se fait pas faute et qui n’empêchent pas son français d’être excellent, car la langue est bien moins dans les mots que dans les tours et dans un je ne sais quoi que les grammairiens ne comprendront jamais. Le grand mérite de ce style, à mon gré, c’est qu’on l’y voit au travers, avec sa brusque sincérité, son impétueuse franchise qui ne ment jamais, ne recule jamais, attaque de front les obstacles, au risque de s’y briser ; avec sa bonté et sa moquerie ; avec ses sensations fines et ardentes, ses élans, si souvent trompés, vers le bien, qui aboutissent à l’universel dégoût. Mme Necker de Saussure a dit qu’elle trouvait toujours dans les moindres ouvrages de Mme de Charrière « une femme qui pense et qui sent. » Ce mot explique l’attrait de ses livres et promet quelque chose de plus à ceux qui pourront pénétrer dans l’intimité de cette femme.

Nous y pénétrons aujourd’hui avec M. Godet.