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plus Caliste lorsque, ne voulant pas être la maîtresse de ce jeune homme et ne pouvant être sa femme, elle accepte, d’emblée, un mari inconnu qui lui tombe du Norfolkshire.

Pourquoi se marie-t-elle ? Cette question fut soulevée un soir dans un dîner où Mme de Staël louait avec enthousiasme l’œuvre de Mme de Charrière. Chambrier d’Oleyres, le fin diplomate, était présent à la conversation et l’a racontée dans une lettre. Mme de Staël, qui, je crois, n’est jamais restée court, répondit vivement que ce qui donne de la vérité à un roman, c’est qu’on y voit le héros et l’héroïne faire, comme nous, des choses qui n’ont pas le sens commun. Car quel droit aurait la fiction d’être plus logique que la vie ? Ces explications-là sont toujours acceptées dans un dîner, mais je ne sais si la critique s’en accommoderait. Pour moi, je ne puis m’empêcher de retirer ma sympathie à Caliste lorsque je la vois mariée sans amour et en dépit de l’amour. Je me dis : « C’est donc un état civil qu’elle voulait ! » Elle est obligée de mourir pour me prouver la sincérité de son amour et, malheureusement, je ne crois pas à ces morts-là.

On lit ces mots écrits par Benjamin Constant sur un des livres de Mme de Charrière : « De l’esprit, de la sensibilité et des fautes de goût. » L’éloge est mérité ; le blâme l’est aussi. Hélas ! oui, il y a des fautes de goût dans les meilleurs ouvrages de Mme de Charrière. J’en ai déjà cité une ou deux et je pourrais multiplier les exemples. Je n’en signalerai qu’un. On trouvera, dans Caliste, un contrat de mariage et trois testamens avec des codicilles. Dans les Lettres de Lausanne, la mère de Cécile, non contente de nous faire connaître la petite dot de sa fille, croit devoir nous raconter l’origine et l’histoire de toutes les sommes qui la composent et nous régale d’une comparaison entre la valeur de la livre de France et du franc suisse. Qui aurait cru qu’une femme qui tenait si peu et si mal ses comptes se plairait tant à aligner des chiffres dans ses romans !

Elle y jette, comme elle l’avoue elle-même, ce qui lui vient à l’esprit. Elle ne choisit pas ses épisodes. Il en est de charmans ; il en est aussi de puérils, d’inutiles ou même d’absurdes. Elle n’en sait rien. Lorsqu’elle a composé Bien Né, elle le lit à ses amis et attend, le cœur battant, qu’on lui dise « si c’est sublime ou plat. » Or, Bien Né n’est ni l’un ni l’autre. Elle n’est pas tous les jours d’humeur à profiter des corrections d’autrui et ne peut se corriger, étant de ces auteurs qui, — comme Mérimée