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fond comme à la lueur des éclairs. Je ne connais pas dix scènes, en littérature, que je voulusse mettre au-dessus ou même à côté de celle qui nous introduit dans (intérieur des La Prise, au faubourg de Neuchâtel. Avec la liberté des mœurs locales, Marianne a ramené chez ses parens deux jeunes gens qui l’ont escortée. On les accueille ; la conversation s’engage. Il est question d’une jeune fille qui, étant elle-même sans fortune et aimant un jeune homme pauvre, s’est laissé marier à un homme qu’elle n’aime point, mais qui est riche. « Que pouvait-elle faire ? » demande Mme de La Prise. « Mendier avec l’autre, » murmure Marianne à demi-voix. Son père l’embrasse pour ce mot et je souhaiterais d’en faire autant. Ce mendier avec l’autre, entendu à vingt ans, pourrait décider de toute une vie : il illumine tout le roman. Marianne est une vraie jeune fille : courageuse et fine, chaste et passionnée. La façon dont elle s’y prend pour faire réparer et expier une faute commise par celui qu’elle aime sans lui ôter l’espoir est un mélange admirable de tact, de bonté, de raison et d’amour et, à mon sens, c’est la meilleure inspiration de Mme de Charrière.

Marianne n’est qu’une esquisse, je le veux, tandis que Caliste est profondément étudiée et analysée. Mais c’est précisément cette minutieuse analyse qui appelle des objections et éveille la critique. D’abord, l’impardonnable stupidité du héros ne fait-elle pas quelque tort à l’héroïne ? Si nous rencontrions, à Wiesbaden ou à Trouville, une ancienne femme entretenue qui entourerait de ses plus tendres prévenances un sot de cette dimension, avec l’intention visible, avouée de se faire épouser, que penserions-nous d’elle ? Que c’est une intrigante. Certes, Caliste n’est pas une intrigante ; mais, tout de même, elle place la considération sociale avant le bonheur, puisqu’il lui faut absolument être la femme de quelqu’un. Il y a un moment où elle est à la fois bien séduisante et bien touchante et où je suis tout à fait son ami. Lorsque le père de l’homme qu’elle aime a refusé d’approuver leur union, elle se soumet. Va-t-elle, alors, devenir sa maîtresse ? Elle s’offre et se reprend. Non, elle ne se donnera pas, car ce serait déchoir une seconde fois et perdre l’estime à laquelle elle tient le plus. Mais ne peut-elle espérer de le retenir auprès d’elle par le seul prestige de l’amour en l’enivrant d’innocentes caresses ? C’est là une des chimères de la femme et, par cette chimère, elle vaut mieux que nous. Je ne comprends