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attitudes familières ces gracieuses créatures, ce sont là des impressions dont les paysagistes, témoins de pareilles scènes, connaissent tout le prix et qui restent profondément gravées dans leur souvenir. Involontairement, la confiance de ces bêtes innocentes dans l’homme, qu’elles n’ont que trop de raisons de considérer comme leur ennemi, fait rêver à ces temps légendaires où, le mal n’existant pas, un accord affectueux unissait tous les êtres ; où, dans l’immensité de ses grands aspects aussi bien que dans l’harmonie des plus petites choses, tout proclamait la beauté de l’univers.

Mais si l’étude dans la campagne est attachante, elle ne laisse pas d’être compliquée. Vous voici installé sur la petite sellette du paysagiste et avec sa prodigalité indifférente, la nature déploie devant vous la richesse infinie de ses détails. Ne pouvant les rendre tous, lesquels choisirez-vous ? Lesquels doivent être négligés ou subordonnés, et quels autres doivent dominer ? Les aspects qui s’offrent à vous sont d’ailleurs mobiles et fugitifs. Même avec la sérénité d’un ciel pur, les progrès ou la décroissance de la lumière amènent dans l’éclairage d’un motif des différences qui en modifient graduellement le caractère. Avec une atmosphère plus variable, ces changemens sont plus brusques encore et plus accusés. Le nuage qui se forme ou qui se dissipe, qui passe ou s’arrête, fait et défait à chaque instant sous vos yeux autant de tableaux différens, presque insaisissables, ayant chacun leur intérêt propre, plus ou moins marqué. Dans cette succession d’effets auquel vous arrêter ? Quels traits essentiels convient-il de noter au passage ? Comment, à travers cette mobilité incessante, fixer et maintenir l’unité nécessaire à votre œuvre ?

Ces problèmes et bien d’autres encore qui se présentent. à vous, au cours de votre étude, sont nombreux et difficiles : chacun les résout suivant son tempérament, ses aptitudes et l’expérience qu’il a acquise. À cette diversité infinie des aspects de la nature correspond d’ailleurs, en une certaine mesure, celle des interprétations que nous en ont données les maîtres, et Constable a justement signalé cette corrélation. « On ne voit jamais, disait-il, deux jours, ni même deux heures tout à fait semblables, et jamais, depuis la création, il ne s’est rencontré sur un même arbre deux feuilles qui fussent de tout point identiques. Les œuvres d’art doivent donc être aussi très variées, très différentes les unes des autres. »