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projette sur l’histoire de la Révolution cette notion de la survivance du passé. Les apologistes de la Terreur se sont plu à propager la légende d’après laquelle les excès mêmes de la tyrannie et la cruauté des exécutions des Terroristes auraient eu pour résultat de sauver la France en faisant du patriotisme une nécessité. Cela est proprement dépourvu de sens. « Si l’on s’en tient à la concordance des faits, écrit l’auteur de l’Europe et la Révolution française, si l’on a par malheur le regard assez borné et l’esprit assez court pour n’apercevoir que ces deux objets ; un échafaud et une armée, un gouvernement qui extermine et des héros qui se dévouent, et si l’on conclut de l’un à l’autre, on en arrive à ce paradoxe d’attribuer à la tyrannie la plus avilissante que la France ait subie, l’œuvre la plus magnifique qu’ait exécutée le génie français. La chaîne se brise, il n’y a plus de proportions, partant plus de vérité. » En effet, il y a un troisième terme qu’il faut faire intervenir, et qu’on ne découvre qu’à condition de se placer assez haut pour l’apercevoir dans le lointain : c’est le passé de notre race et c’est notre génie national. D’où viendrait l’héroïsme si ce n’est d’une tradition héroïque ? « Si l’on considère les Français de 1792, on reconnaît dans cette foule de pauvres gens qui s’en vont aux frontières combattre pour la liberté de la France et pour celle du vieux monde, les descendans de ces guerriers illuminés du moyen âge, intrépides et violens, qui marchaient au miracle à l’appel de leurs moines. » La France a été sauvée malgré la Terreur, disait déjà Michelet… Aussi bien, cette idée de la continuité dans l’histoire révolutionnaire, au moment où Sorel la présenta était nouvelle et pouvait sembler paradoxale : elle est aujourd’hui une de ces notions entrées dans le domaine courant et qui font partie du commun patrimoine des idées.

De même qu’il rattache les événemens de la Révolution à notre passé, l’auteur de l’Europe et la Révolution française insiste sur le rapport qu’ils soutiennent avec les événemens contemporains dont l’Europe était alors le théâtre. Si la Révolution n’est pas en dehors de notre histoire, elle ne saurait être davantage indépendante de l’ensemble des faits au milieu desquels elle s’est produite, qu’elle a en partie déterminés chez nos voisins et dont elle a dû à son tour subir le contrecoup. C’est ici la seconde des idées directrices de Sorel et qui procède aussi bien de la même conception, ou pour mieux dire de la même vision concrète de la réalité, puisqu’on ne peut, si ce n’est par un effort d’abstraction, séparer les faits de leur ambiance et mesurer le mouvement sans tenir compte de la résistance, qu’il a provoquée. Sorel était frappé de voir qu’on eût si souvent écrit l’histoire intérieure