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contemporains accomplissent sans les connaître, ou considèrent sans les comprendre. Il leur donne les proportions, il les place en leur recul ; ce faisant, il nous les rend intelligibles et mémorables. Il les ramène aux conditions de l’esprit humain. Le spectacle des choses humaines a son optique qui est sa règle de vérité. » De même, on se trompe volontiers, ou on affecte de se tromper, sur le sens du mot : littérature. On feint de croire qu’avec la littérature c’est la fantaisie qui s’introduit dans l’histoire, aux dépens de l’exactitude. On ne s’aperçoit pas que l’histoire manque son but si elle n’appelle pas la littérature à son secours. En effet, l’objet de la littérature n’est autre que de nous donner l’impression de la vie et de nous en révéler le sens : il consiste à dégager, de tout ce qui le masque et le cache, l’élément humain. Sans le moyen de la littérature, on n’atteint pas jusqu’à l’homme. Or c’est l’homme qui, dans sa nature, ses instincts, ses passions, ses désirs, ses convoitises, garde la clef des événemens historiques. Cet homme dont l’historien doit s’occuper, ce n’est pas l’être impersonnel et sans physionomie, mais l’homme vivant et agissant. Il l’étudie tantôt comme individu, quand il fixe le rôle joué par un chef d’État, un général, un diplomate, tantôt comme élément d’une foule. Et, « la foule n’est pas, comme l’Océan, une agglomération de gouttes d’eau toutes identiques ; c’est la réunion d’êtres dont chacun est une personne. » Notons en ce sens un aveu que fait Sorel, ou plutôt un hommage qu’il rend à la littérature. Il signale quelque part l’importance d’une notion qui, de plus en plus, tend à s’introduire dans l’histoire : celle du rôle des foules. Or tandis qu’on y voit généralement une application des sciences physiques, tout au contraire Sorel remarque très justement que c’est une idée de romancier et une idée de poète. « Elle n’est pas un corollaire, dans l’étude des sociétés, du rôle des infiniment petits dans le corps humain, de la concurrence vitale, du suffrage universel et des révolutions des microbes dont Pasteur a découvert l’existence et défini les lois ; c’est une vue toute d’intuition, et l’histoire l’a reçue de la littérature : Shakspeare dans Jules César, Tolstoï dans la Guerre et la Paix. Balzac en était pénétré. » Ainsi la littérature apparaissait à cet historien ce qu’elle est vraiment : le plus sûr instrument d’investigation que nous ayons pour pénétrer dans le cœur humain, où se trouve aussi bien le secret de toutes les affaires humaines.

Empreinte de la race normande, leçons de l’expérience et des affaires, goût de la littérature entendue à la manière classique, tout ici agit dans la même direction : tout concourt à développer chez Albert