Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/456

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appris à lire les documens diplomatiques en voyant comment on les écrit, et j’ai appris à traduire les mots abstraits et ternes en réalités menaçantes et redoutables, lorsque j’ai éprouvé tout ce que la rhétorique glacée des chancelleries masque trop souvent de passions, de haines, de convoitises et de perfidies. Depuis vingt et un ans, je suis témoin, collaborateur de l’œuvre législative. J’ai vécu la vie des assemblées… » C’est aussi bien ce qui va lui permettre de comprendre d’abord, et ensuite d’animer, de débarrasser de leur poussière, et d’éveiller de leur sommeil les textes où dort la mémoire du passé. Nul n’a été plus que Sorel un patient fouilleur de documens. Il avait fréquenté l’École des Chartes. Il y avait trouvé un initiateur en Quicherat, auquel il fut toujours reconnaissant de lui avoir « montré comment on suit le développement de la pensée et de la vie humaine à travers les monumens de l’humanité. » Il a passé une partie de sa vie dans les recherches d’archives. Il était discipliné aux plus rigoureuses méthodes de l’érudition. Mais sur le squelette que fournissent les documens il savait qu’il faut faire palpiter la chair et courir le sang. S’il y réussissait, c’est d’abord grâce à ce contact qu’il ne perdit jamais avec la réalité des affaires.

Ce qui n’est guère moins important, c’est que pour devenir historien, Sorel comprenait l’impérieuse nécessité d’être un littérateur. Il avait commencé par écrire des romans et par faire des vers. Il était passionné pour la musique, et la savait en homme qui en a étudié la technique. Une symphonie le ravissait par la merveille de l’agencement et du dessin. Très soucieux du style, attentif à l’équilibre de la composition et à l’éclat de la forme, il ne lui suffisait pas de trouver l’expression juste : il la voulait relevée encore de quelques-unes de ces images qui portent l’idée, qui l’aident à se détacher du livre et à faire son chemin par le monde. Il n’est pas une de ses pages qu’il n’ait recommencé plusieurs fois et jusqu’à ce qu’il l’eût amenée au point qu’il désespérait de dépasser. Il y a plus. Et s’il est inutile de répondre à ceux qui prétendent réduire l’historien à accumuler les petits faits, à entasser les documens, encore faut-il s’expliquer avec ceux d’après qui l’art en histoire ne servirait que pour l’ornement, et consisterait tout juste dans l’agrément de la forme. C’est de tout autre chose qu’il s’agit ; et l’art n’est ici rien de moins qu’une condition même de la vérité. « Comme le peintre analyse et fixe en lignes les formes, décompose et fixe en taches immobiles les couleurs que nous voyons passer, frémir et fuir devant nos yeux, l’historien dégage en leur suite et enchaîne en leurs rapports les événemens que les