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d’un de ses jeunes compatriotes dont l’esprit dérivait au courant des chimères modernes, il répondait sans s’émouvoir : « Cela n’a pas d’importance. Je le ramènerai en Normandie. » Quand un homme s’est ténu si jalousement en intimité avec la province à laquelle il appartient, il est naturel qu’on en retrouve en lui l’empreinte spéciale.

De l’esprit normand, Sorel a d’abord le bon sens, le goût des réalités positives. De là viendra sa méfiance à l’égard de toute vue systématique, son antipathie pour les utopistes, pour ceux qui transportent dans les faits leurs billevesées, leurs chimères ou philosophiques ou sentimentales. Parmi les acteurs du grand drame historique, il n’aura d’admiration ou d’indulgence que pour ceux qui ont été avant tout des réalistes : Mirabeau ou Talleyrand, Frédéric ou Napoléon. Il pardonnera beaucoup à Danton pour ce sens des réalités qui était en lui, il exécrera Robespierre pour ce mélange d’idéologie et de mysticisme qu’il avait appris à l’école de Rousseau. « Condorcet avait bien jugé et de très haut Danton. Ce formidable démagogue était né homme de gouvernement. Il possédait les parties essentielles de l’homme d’État… Rien d’abstrait et de chimérique en ses propositions : elles sont toutes pratiques et toutes réalistes. Il ne se pique pas de théories sociales, il ne se soucie point de gouverner l’homme idéal ; il s’occupe de mener les hommes qui l’entourent, qu’il connaît, avec lesquels il vit. La patrie n’est pas pour lui la cité cosmopolite d’une utopie, c’est la France dont ses pieds foulent le sol et dont il respire l’air. » Robespierre est le sophiste et l’utopiste. « Il se croit appelé à régénérer le monde. Il porte le secret du salut de l’humanité. Il le révélera quand l’heure sera venue ; il agit avec la certitude qu’il le possède… Il est le messie dont Rousseau a été le précurseur… Il confond, dans sa vanité qui est incommensurable, l’intérêt de son existence, celui de la Révolution, celui du genre humain. Il élève ainsi à l’état de mission providentielle cette peur qui le talonne et ce souci de sa personne qui le pousse sans cesse à réclamer de nouveaux supplices pour anéantir de nouveaux ennemis… Il n’avait de la logique que les formules ; les lignes de sa pensée étaient comme celles des géomètres qui ne sont ni larges ni profondes et qui ne paraissent aller si loin que parce qu’elles ne mènent à rien… » Chez Albert Sorel l’obscurité des théories et le vague des mots contrarient un goût passionné de clarté, comme le charlatanisme révolte son besoin de simplicité. De la nature normande, il avait, aussi bien que le bon sens, la prudence avisée, la sagesse et la finesse. Il aurait été homme à jouer son rôle dans cette histoire diplomatique qu’il se réduisit à écrire. Il