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son arrière-grand-père Ramalinga. Et l’histoire de cette canne est tellement glorieuse que personne ne s’avisait de trouver le vieux Sandirapoullé ridicule, malgré son turban dressé en façon de tour et son extraordinaire jupon plissé, en mousseline blanche, qui par son épanouissement nuageux rappelait un gigantesque tutu de danseuse.

Sandirapoullé est bien vivant ; à telles enseignes qu’il m’adresse une invitation pour ce soir. Il donne une grande soirée où dansera, devant un public choisi, la plus renommée des bayadères de Tanjore. Sandirapoullé, vu son grand âge, — il a dépassé quatre-vingts ans et est aux trois quarts aveugle, — s’excuse, par l’organe de ses fils, de ne pas venir en personne. Les deux fils sont là, qui attendent. Comment ne point les recevoir ! L’un se nomme Tandou Sandira Souprayapoullé ; l’autre, Tandou Sandira Ramalingapoullé. Tous deux exercent la profession de « rentier, » ainsi qu’il est écrit sur leurs cartes, et demeurent rue des Vellajas, dans la ville Noire. Les fils de Sandirapoullé « canne à pomme d’or » m’ont conté par le menu l’histoire de leur illustre ancêtre Ramalinga ; ils m’ont remis un mémoire justificatif avec pièces à l’appui. Je crois maintenant connaître le fond de cette affaire Ramalinga qui, engagée sous le règne de Louis XV, ne prit fin qu’au commencement du siècle dernier, bien après la mort de l’intéressé, si tant est qu’on puisse considérer comme une fin l’allocation annuelle de quatre mille francs que sert le gouvernement français aux descendans de ce Ramalinga qui nous fit bénévolement crédit de plusieurs millions, et en demeura à découvert. Ses héritiers continuent aujourd’hui, sans se décourager, leurs démarches, dans l’espoir chimérique que la France consentira à liquider sa dette. Je n’ai pas réussi à leur prouver l’inanité de leurs espérances, même en leur citant la phrase fameuse d’un grand homme d’Etat : « Malheur aux nations reconnaissantes. »

Ramalinga comptait parmi les Hindous notables de Pondichéry à cette triste époque où le comte de Lally Tollendal s’épuisait à lutter contre l’activité des Anglais, la lâcheté de l’entourage de Louis XV, la perfidie à peine voilée des agens de la Compagnie française à Pondichéry, et la sournoise mauvaise volonté de ses propres troupes. De celles-ci, d’ailleurs, la solde n’était que rarement payée, et chaque jour elles menaçaient de se révolter et de piller la ville de Pondichéry, où le faste