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trop sous l’œil de patrons ou de supérieurs hiérarchiques, eux-mêmes talonnés par le souci de leurs intérêts ou les exigences des bailleurs de fonds. On s’aperçoit très vite des défauts d’un subordonné, et on le renvoie parce que ces défauts causent un préjudice.

La machine nationale, qu’elle s’appelle « gouvernement, » « administration » ou « magistrature, » est aujourd’hui montée de telle sorte qu’elle laisse peu de place à l’initiative, et impose peu de responsabilité aux individus qui président à ses rouages. Il est beaucoup plus facile d’être, je ne dirai pas député, — cela va de soi, — mais ministre ou trésorier général, que d’être directeur d’un chemin de fer ou d’une compagnie d’assurances. Il semble même que le premier venu soit apte à remplir une fonction publique parce que, s’il la remplit mal ou médiocrement, son incompétence, pourvu qu’elle soit discrète, est peu apparente. Il n’y a pas de sanction pour la révéler comme dans les affaires privées, où l’action s’impose, où la lutte des concurrens est âpre et où le bilan sert de critérium.

Un juge, un sous-préfet, un ingénieur même de l’Etat, peuvent impunément commettre des fautes lourdes ; un ingénieur industriel ou un chef d’agence du Crédit Lyonnais ne le pourrait pas. Avec de la prudence et de la respectabilité, le salarié officiel, couvert par ses chefs, encadré par ses collègues, fortement tenu en lisières par des règlemens minutieux, a toute chance d’arriver sans encombre à la retraite. Pour le salarié privé, quel que soit son grade, — sauf en certaines administrations déjà cristallisées sur le modèle de l’Etat, — la paresse est voyante, l’incompétence est coupable, les bévues sont personnelles, et il les paie… de sa place.

En revanche, ses ambitions peuvent se donner carrière. Celui-ci, comme un homme d’armes féodal, est l’officier en campagne, soumis aux bons et mauvais hasards ; l’autre est le militaire en garnison, dont les espoirs sont bornés comme les périls.

Naturellement cette justice distributive qui fait, à chaque époque, les profits compagnons des peines, n’est pas plus parfaite aujourd’hui qu’autrefois : elle souffre des exceptions. Le roi avait ses favoris, le peuple a les siens, que sa faveur dispense de mérite ; mais seulement dans le champ borné des dignités politiques. Le citoyen-électeur votera peut-être par caprice ; mais