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duc de Chevreuse, dont il ne pouvait ignorer la situation quasi ministérielle, des lettres pathétiques où il décrivait l’état déplorable de l’armée. « Je profite, mon bon duc, avec beaucoup de joie d’une occasion sûre, pour vous dire que toute cette frontière est consternée. Les troupes y manquent d’argent, et on est chaque jour au dernier morceau de pain. Ceux qui sont chargés des affaires paroissent eux-mêmes rebutés, et dans un véritable accablement. Les soldats languissent et meurent ; les corps entiers dépérissent et ils n’ont même pas l’espérance de se remettre. Vous savez que je n’aime point à me mêler des affaires qui sont au-dessus de moi ; mais celles-ci deviennent si violemment les nôtres qu’il nous est permis, ce me semble, de craindre que les ennemis ne nous envahissent la campagne prochaine… Voyez ce que vous pourrez dire à MM. de Beauvilliers, Desmaretz et Voysin ; » et dans une autre lettre où il commence par insister sur l’utilité d’une suspension d’armes : « Quand vous parviendrez, en poussant tout à boul, à faire encore une campagne, vous y hasarderez beaucoup, et que deviendrez-vous après l’avoir faite ? Je crains qu’on ne se flatte, et qu’il n’arrive de grands mécomptes. Ce qui me fait le plus de peur est de voir que rien, en deçà d’une ruine, ne nous humilie (ce nous signifie Louis XIV) et ne nous ramène au but ; » et encore six semaines plus tard : « Si la paix traîne, la campagne achèvera de ruiner ce pays ; il pourra même arriver des accidens terribles qui renverseroient tous ces beaux projets, si vos troupes se trouvoient dépourvues de subsistance[1]. »

Il était impossible que l’effet d’objurgations aussi vives ne se fît pas sentir jusque dans le Conseil d’en Haut, et ne fortifiât pas le parti des pacifiques. Bien que Chevreuse n’eût point entrée au Conseil, on y lisait parfois des mémoires de lui. Assurément il communiquait à Beauvilliers les lettres de Fénelon, et Beauvilliers n’était que trop porté à tout voir par les yeux du prélat. Chamillart, qui succombait sous le poids du double fardeau de la Guerre et du Contrôle général, savait mieux que personne la situation critique de l’armée comme le fâcheux état des finances. Aussi souhaitait-il avec ardeur une paix qui l’aurait déchargé d’une responsabilité écrasante, et lorsque, au cours de l’année 1709, il fut remplacé d’abord au Contrôle général par

  1. Œuvres complètes de Fénelon. Edition de Saint-Sulpice, t. VII, pp. 298, 300, 303.