Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éloigné de son Roi dont le nom erre sur ses lèvres jusque dans les affres d’une lente et douloureuse agonie.

Le 4 juin, après avoir cherché dans ses papiers ceux qu’on devra brûler quand il ne sera plus, il se fait relire la dernière lettre qu’il a reçue du Roi. Elle lui exprime l’espoir de le revoir bientôt. « C’est dans le ciel, mon cher maître, écrit-il, que se fera cette réunion si Dieu a pitié de moi. » Et comme s’il n’avait retrouvé de forces que pour tracer cet adieu où passe une grande espérance, il ne tarde pas à rendre l’âme[1].

Dans la réponse éplorée que, le 13 juillet, Blacas adressait à Pradel, on lit : « Les détails que vous me donnez ont déchiré mon cœur et la contrainte dans laquelle je suis vis-à-vis de mon maître me met dans un état impossible à rendre. Oui, mon cher comte, je n’ai pu lui apprendre encore la perte qu’il vient de faire. Un accès de goutte dont le Roi est attaqué en ce moment a fait décider par les médecins que l’on ne pouvait annoncer à Sa Majesté la catastrophe qui nous plonge dans une si grande affliction sans l’exposer à une révolution qui pourrait déplacer la goutte et en porter l’humeur dans les parties où elle serait dangereuse. Je suis donc condamné au silence. Voyez et jugez de mon état, de mon affreuse position. »

Plusieurs jours s’écoulèrent avant que la nouvelle pût être communiquée à Louis XVIII. Au faisceau de ses poignantes infortunes, elle en ajoutait une de plus et non la moins cruelle. Avec le plus cher de ses compagnons d’exil, il perdait le plus dévoué. D’abord accablé par le fatal événement qui le lui arrachait, il en resta longtemps inconsolable. Il ne devait jamais oublier le serviteur auquel il devait la liberté ; la vie et les joies d’une amitié désintéressée jusqu’à l’héroïsme. Du moins, à cette épreuve, il y avait un dédommagement dont il sentait déjà le prix : d’Avaray lui léguait Blacas. Au moment où les tragiques péripéties des campagnes de 1812 et de 1813, en ranimant ses espérances, vont lui prouver qu’il a eu raison de ne jamais douter de la victoire de ses droits héréditaires, il ne peut que se réjouir, d’avoir retrouvé dans Blacas un autre d’Avaray.


ERNEST DAUDET.

  1. Enterré dans l’église de Santa Luzia a Madère, son corps fut ramené en France en 1824.