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il était heureux. Je ne puis la retirer à présent qu’il est dans le malheur. Dans ce dernier mot, je lus toutes les nouvelles d’Espagne que nous ne savions point encore. J’espère cependant que ce voyage ne produira pas tout le mal qu’on craignait. L’Empereur paraît asservi, et en effet, il l’est dans un sens. Il est vaincu intérieurement ; il n’a plus de foi ni en lui-même, ni dans sa nation. Il croit ne posséder aucun talent militaire chez lui : il se croit perdu s’il faisait un geste contre la France, voilà tout le secret. Du reste, il s’est laissé dire si tranquillement il y a peu de temps, il s’est laissé écrire même de telles vérités ; il s’est laissé présenter de tels projets qu’on ne peut le soupçonner d’être perverti. »

Les jours et les mois s’écoulent ; les événemens se succèdent, imprévus, émouvans, vertigineux ; Joseph de Maistre continue à les commenter. Tout ce qu’il craint, tout ce qu’il espère, il le dit, s’estimant heureux, à l’en croire, d’être là où il est, séjour qui lui paraît délicieux quand il songe au reste de l’Europe « ou, si vous voulez, à l’Europe, car il n’est pas bien clair qu’ici nous y soyons. » — « Dieu veuille que l’incendie ne vienne pas jusqu’à nous, écrit-il en août 1809 ; en attendant, au moins, ce poste vaut mieux que beaucoup d’autres. Que de belles choses a fait encore l’aimable Corse depuis que nous nous sommes séparés ? Je crains bien au reste, mon très cher comte, que votre Auguste Maître n’ait pas pour lui toute la tendresse et la reconnaissance qu’il lui doit. Sans doute que Buonaparte pouvait écrire son nom à côté de celui des grands princes, donner la paix au monde, se mettre à la tête du système religieux de l’Europe, et gouverner sagement la France augmentée d’un quart ; sans doute, mais alors il était légitime et il prenait racine pour toujours. En pillant, en trompant, en saccageant, en égorgeant, il donne les plus légitimes espérances qu’il doit disparaître, dès que ses commissions seront accomplies, et il renonce lui-même formellement à la qualité de légitime souverain : c’est cette attention délicate dont je suis touché. Ah ! mon cher comte, que je voudrais être aussi sûr de la date des événemens, que je le suis des événemens mêmes ! Mais c’est là le mystère. Toute la raison, toute l’attention humaine ne peuvent pénétrer jusque-là. En attendant, faites-moi des Bourbons, je vous en prie, prenez-vous y comme il vous plaira, mais faites-m’en. »

« Je suis toujours à la place où vous m’vez laissé, miniastre