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Saint-Pétersbourg, Il n’y montera jamais sans se rappeler le temps où ils y montaient ensemble.

« Je ne m’accoutume point du tout à la perte d’un ami tel que vous. Voilà le malheur des temps et de notre amitié en particulier : tous les jours on meurt, pour quelqu’un en attendant qu’on meure pour tout le monde. Je me dis bien que lorsque je fis votre connaissance dans la loge de la princesse Corsini à Florence, il n’y avait guère d’apparence que nous dussions un jour habiter la même maison et même nous casser la tête ensemble à Pétersbourg, ce qui est cependant arrivé, et qu’ainsi il ne faut désespérer de rien. Tout cela est bel et bon, mais les années volent, tes choses vont en empirant, et je n’ose plus me flatter de vous revoir. C’est l’idée qui me saisit en vous quittant. Venez la démentir, vous serez bien aimable. Mon cher comte, tout est perdu fors l’honneur. Voici le moment prédit par l’immortelle chanson de 1775 :

Les Rois se croyant des abus
Ne voudront plus l’être.

« C’est une chanson qui ne donne pas envie de rire, mais je m’arrête de peur que vous ne me disiez : Que me chantez-vous là ? Mon très cher comte, je vous embrasse de tout mon cœur avec un sentiment profond de tristesse et d’attachement. Conservez-moi votre souvenir et votre amitié que j’aime comme vous savez. Quant à moi je ne puis cesser d’être à vous. »

Blacas rentrait de Suède lorsque cette lettre lui est parvenue à Mitau où on vient d’apprendre que Napoléon et Alexandre se sont donné rendez-vous à Tilsitt. Sa réponse au comte de Maistre se ressent du désarroi que cause en Europe, en Angleterre surtout et parmi les émigrés, la nouvelle de cet événement précurseur de la paix.

« Ce ne sera qu’une tranquillité funeste et momentanée, une tranquillité qui nous annoncera de nouveaux troubles, de nouveaux malheurs, de nouvelles usurpations. Peut-être faut-il tout cela pour nous ramener au seul ordre de choses qui puisse rendre le calme et le bonheur au monde, car ce n’est pas seulement pour le bonheur de la France qu’il faut lui rendre son légitime souverain ; c’est pour assurer celui de tous les peuples et pour raffermir tous les trônes. Combien vos réflexions, vos idées, vos pensées sont justes, sages et profondes ! J’ai éprouvé