Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


III

Cette amitié, on l’a vu, s’était nouée à Saint-Pétersbourg et promptement fortifiée. La séparation ne pouvait la détruire. Elle semble même l’avoir rendue plus confiante et plus étroite. Nous en trouvons le témoignage dans la longue suite de lettres, à laquelle nous avons déjà fait allusion, correspondance presque totalement ignorée jusqu’à ce jour, où d’un côté passe le souffle du génie, où s’expriment de l’autre une haute raison, une rare droiture, des qualités de cœur pour tout dire, qui expliquent l’attachement réciproque des deux correspondais.

Elle commence au mois de juin 1807. Blacas vient de partir pour Mitau où le Roi l’a appelé pour J’envoyer en Suède. En arrivant auprès du Roi, il apprend que l’abbé Edgeworth vient de mourir en soignant les soldats français prisonniers en Courlande. La nouvelle n’a été connue à Saint-Pétersbourg qu’après son départ. Le comte de Maistre lui a écrit aussitôt[1] :

« Grand Dieu ! quel événement chez votre auguste maître ! quel vide immense dans sa famille ! L’abbé Edgeworth devait une fois faire une entrée publique à Paris et illuminer la pourpre aujourd’hui ternie par la nécessité. Tous nos projets nous échappent comme des songes : tous les héros disparaissent. J’ai conservé tant que j’ai pu l’espoir que les fidèles seraient appelés à rebâtir l’édifice ; mais il me semble que de nouveaux ouvriers s’élancent dans la profonde obscurité de l’avenir, et que Sa Majesté la Providence dit : Ecce ! nova facio omnia. Pour moi, je ne doute nullement de quelque événement extraordinaire, mais de date indéchiffrable. En attendant, mon cher comte, je ne me lasse pas d’admirer la divine bizarrerie des événemens. Le confesseur de Louis XVI, l’héroïque Edgeworth mourant à Mitau d’une contagion gagnée en confessant, en consolant, en envoyant au ciel des soldats de Buonaparte, à côté de Louis XVIII. Quel spectacle ! »

Quelques mois plus tard, chargé par Blacas de faire réparer une voiture, de Maistre lui rend compte de la commission dont il s’est acquitté. Cette voiture lui rappelle de doux souvenirs et lui inspirera d’amers regrets si son ami ne revient pas à

  1. De toutes les lettres dont nous donnons ici des extraits, celle-ci est la seule qui ait été déjà publiée.