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que dans la route, et je n’en connais pas encore assez le terme pour vous en parler. J’ai beaucoup lu ce qu’on appelle Les Mystiques dans ces derniers temps, et notamment Mme Guyon : et je les ai lus dans un esprit de bonne foi complète, sans croyance fixe, mais aussi sans préjugé contre, et avec une grande fatigue de l’incrédulité. L’effet que ces livres et mes méditations m’ont produit a été variable et interrompu. Cependant, en prenant le tout ensemble, ils m’ont certainement fait faire des découvertes dans le cœur humain et dans le mien propre. L’homme est composé de trois choses, de sentimens, de réflexions et de sens. Les sentimens et les sens sont les seules choses qu’il tienne de la nature. Les réflexions ne sont que le résultat de ses rapports avec les objets extérieurs. En conséquence, ce dont il est orgueilleux, l’esprit ou la raison, n’est qu’une chose qu’il acquiert de la seconde main, et qui varie suivant les expériences qui lui servent de base. Elle est donc tout à fait inapplicable quant aux objets qui sortent de sa sphère. La religion est à l’âme ce que le plus haut des plaisirs des sens est au corps. La raison n’a rien à faire dans tout cela. Il y a une liaison intime entre l’âme et les sens. Ce sont les parties constitutives et naturelles de l’homme. La raison est un intrus, venu après coup, et qui fait du bruit dans la maison.

Ce qui paraît lui donner tant d’avantage, c’est que le seul moyen que nous ayons de rendre ce que nous éprouvons, c’est le langage et que le langage est une invention de l’esprit. Aussi n’exprime-t-il nettement que ce qui est de son ressort, et ne pouvons-nous trouver des paroles pour rendre aucune sensation ni du corps ni de l’âme.

Je vous écris tout ceci, je ne sais pourquoi, cher Prosper, tout au plus peut-on causer là-dessus, mais non pas écrire. J’aurais une grande soif de causer avec vous. Mais Dieu sait quand nous nous verrons. Si Bressuire n’était pas en pleine Vendée, j’irais vous y voir. Mais les souvenirs d’une guerre civile m’empêchent de me décider à cette visite.

Adieu, mon ami. Je vous assure que j’aurai toujours un grand bonheur à vous garder souvenir et à recevoir des marques du vôtre, et que vos lettres font toujours époque, dans ma vie à la fois monotone et vagabonde. Je vous embrasse. Dites-moi dans votre réponse précisément où il faut vous écrire.