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m’a profondément touché, et tout mon cœur répond à l’amitié que vous me témoignez. Ce que vous blâmez en moi n’est nullement de la défiance, mais une sorte de découragement de moi-même et d’habitude prise depuis un tems immémorial de ne pas parler de moi-même. Je n’en repousse pas l’idée, mais elle ne m’en vient pas. Ajoutez à cela qu’ayant une grande incertitude dans le caractère, j’ai souffert souvent de ce que l’on concluait de ce que je disais à ce que je devais faire. La plupart des hommes, ou même tous, car la chose n’est pas un défaut dans l’amitié ou dans la compréhension, mais une loi de la nature, voient ce qui intéresse les autres d’une manière nette et tranchée, parce qu’ils ne saisissent que les faits, et que les faits sont la partie la moins importante de nos douleurs. Le cœur est une partie de nous-mêmes incommunicable. Il a les maladies, dont on ne peut pas vouloir guérir, quoiqu’il soit possible que l’on en guérisse. Mais ce sont les hasards, les circonstances qui amènent cette guérison, et comme je l’ai dit, tant qu’elle n’a pas eu lieu, on ne la veut pas. Or les amis la veulent, et ce qu’ils disent pour y déterminer, et la fatigue que l’on aperçoit qu’ils éprouvent, quand ils voient que l’on ne veut pas sortir de la situation dont on se plaint, aigrit la souffrance au lieu de la calmer.

Je remarque, cher Prosper, que je vous fais là du marivaudage de mélancolie. Nous causerions bien autrement si nous nous voyions ; mais jusque-là j’ajourne tout, hors ma reconnaissance et ma bien tendre amitié.

Peu de jours après ma dernière lettre j’ai quitté Paris pour venir voir mon père[1]. Ma présence ici lui fait du plaisir. On en a si peu à quatre-vingt-trois ans, que je ne néglige rien pour lui procurer ceux dont il peut encore jouir et nos relations, depuis quelques années, sont devenues chaque jour plus intimes et plus douces.

Je travaille à Wallstein, moins que je ne devrais et ne voudrais, mais cependant de manière à prévoir qu’il sera fini dans

  1. Just-Arnold de Constant de Rebecque avait été général au service de la Hollande. La famille de Constant de Rebecque était originaire d’Aire-en-Artois ; plusieurs de ses membres servirent successivement les ducs de Bourgogne, puis Charles-Quint. Antoine de Constant de Rebecque, de la religion réformée, quitta l’Artois espagnol et combattit sous les drapeaux huguenots d’Henri IV à la bataille de Coutras (1587). Les Constant s’expatrièrent vers 1605 en Suisse, où naquit, à Lausanne, en 1767, Henri-Benjamin.