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vigueur que dans leurs assertions les plus positives, et dans vos contradictions apparentes plus de profondeur et de justesse que dans leurs systèmes les mieux arrangés. Cependant je vous dirai ce que je pourrais me dire à moi-même. Nous ne savons pas assez ce que nous voulons. Nous sommes dégoûtés de notre siècle, et pourtant nous sommes de notre siècle. Nous avons senti les inconvéniens de la philosophie. D’ailleurs ses ennemis ne valant pas mieux ou valant moins que ses apôtres, nous craignons de faire cause commune avec ses ennemis. Il en résulte qu’après nous avoir lus on se demande quel est notre but, et c’est un défaut pour le succès. C’est là le plus grand, le seul réel dans votre ouvrage. Le style m’en a plu souvent, on voit que vous sentez plus que vous ne dites, et c’est le premier mérite du style à mon avis. Nos écrivains actuels laissent sans cesse voir qu’ils ne sentent rien. Il ne faudrait pas deux jours pour faire disparaître tout ce qui ne tient qu’à la rédaction. Mais l’autre défaut, si c’en est un, comment le corriger ? Je m’en déclare incapable, car on me le reproche sans cesse, et je ne sais répondre autre chose sinon que je ne vois pas d’une manière plus décidée, et qu’il faut me prendre impartial et sceptique, ou me laisser. Je ne crois pas que vous en tenez mieux. Partout hors de France, on permet aux écrivains qui ont des observations neuves, de ne pas avoir de résultat positif. Mais les Français, qui veulent tout utiliser, ne veulent pas avoir lu pour rien.

Adieu, cher Prosper. Le temps est devenu plus affreux encore, pendant que je vous écrivais. Je repars pour Paris. C’est là que je mettrai ma lettre à la poste. J’aime encore mieux les hommes que les vilains arbres qui m’entourent. Jugez si ces arbres sont laids.


IX


Versailles, ce 19 mai 1808.

Je vous écris d’une auberge où je suis venu demander à mon préfet un passeport, pour voyager dans toute l’Europe. C’est une chose que depuis six ans je fais toutes les années. Je prens ensuite le plus d’argent que je peux avec moi, puis, je pars pour Genève et ses environs, et j’y reste avec mes projets. Mais j’ai au moins la satisfaction d’avoir tous les moyens matériels de