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propos qu’il digérât leurs sentimens et qu’il choisît lui-même le meilleur[1]. » Louis XIV aurait donc pu sans abus de pouvoir, ou du moins sans scandale, ne pas se ranger à l’avis de la pluralité, d’autant plus que le duc de Rohan ne l’emportait que de deux voix. Il n’en fit rien. Dans un discours d’un quart d’heure il opina comme un simple juge, exposa les raisons qui l’avaient le plus touché, donna son approbation au discours tenu par le Duc de Bourgogne et termina en donnant ordre au Chancelier de rédiger l’arrêt en faveur du duc de Rohan, et d’une façon si formelle et si claire que la chose ne pût jamais être remise en question. La belle princesse succombait.

Le Conseil s’était prolongé jusqu’à huit heures du soir. Pendant cette longue attente, les parties en cause avaient eu une attitude fort différente. Affectant la sécurité, les Rohan étaient venus de bonne heure à Versailles ; ils se montraient partout et le coadjuteur jouait à l’hombre chez la Chancelière. Au contraire le duc de Rohan était demeuré chez lui en ville. Cependant, à la fin de la journée il vint au palais savoir ce qui l’attendait. La foule des courtisans, voyant que le prononcé du jugement tardait, avait grossi peu à peu ; elle avait envahi l’appartement du Roi, et jusque dans la Cour de marbre il y avait du monde qui espérait savoir la nouvelle par les fenêtres. Le Duc de Bourgogne sortit le premier du Conseil. Le duc de Rohan s’avança au-devant de lui et lui demanda son sort. Très secret, le jeune prince ne répondit rien. Le duc de Rohan, insistant, le pria de lui dire si tout au moins l’arrêt était rendu. « Oh ! pour cela, oui, » répliqua le Duc de Bourgogne, et, se tournant incontinent vers le Chancelier qui le suivait, il lui demanda s’il pouvait dire le jugement. Le Chancelier ayant répondu qu’il n’y voyait nul inconvénient : « Puisque cela est, reprit le Prince, s’adressant au duc de Rohan, vous avez gagné entièrement et je suis ravi de vous l’apprendre, » et il l’embrassa. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Tout l’appartement et toute la Cour de marbre retentit de cris de joie et d’applaudissemens. « Nous avons gagné ; ils ont perdu ! » criaient tout haut les courtisans, tant les Rohan par leurs prétentions avaient mis toute la noblesse contre eux. Tout le monde voulait embrasser le duc de Rohan qui eut beaucoup de peine à gagner le petit degré par où le Roi, bien que la soirée

  1. Sourches, t. IX, p. 239.