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être tel, un conspirateur tel, etc. Ce ne sont pas les hommes qu’il faut peindre, mais des cadres donnés à remplir, et je crois que le type de la tragédie qu’ils veulent c’est le Pyrrhus de Lehoc[1]. Les couleurs locales ne leur plaisent pas du tout, et les mœurs de tous les siècles doivent être celles convenues au théâtre. On me proposait gravement de faire de Wallstein un philosophe ennemi de la superstition et de l’esclavage, et projetant la liberté des cultes et des nations. Que voulez-vous ? C’est un peuple si vieux que la nature ne lui est de rien, excepté dans quelques détails de passions qu’il a ouï dire exister dans une partie que l’on lui a dit s’appeler le cœur humain.

Ni vous ni moi, mon cher Prosper, ne sommes faits pour travailler dans ce siècle. Il n’y a plus d’âmes sympathiques avec les nôtres, et la langue que nous parlons, quoique composée des mêmes syllabes que celle des bipèdes que nous rencontrons, ne sert qu’à ne pas nous faire entendre. Tout est enrégimenté. Il y a des gens qu’on appelle philosophes, et quand on est philosophe, il faut ne mettre d’intérêt qu’à l’avilissement de la religion, et-se consoler de tout pourvu que la religion soit avilie. Il faut ne reconnaître aucun talent à ceux qui ont la moindre étincelle de sentiment religieux, et savoir gré à tous ceux qui sont athées, n’eussent-ils aucun talent. J’ai eu le malheur hier de dire en pareille société que le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle me paraissait plus un ouvrage historique que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations[2], et j’ai excité un scandale universel. Il y a des gens qu’on appelle dévots et avec ceux-là il faut croire que le doute est un crime, que la religion est une chose positive, fixe, de formes bien tracées d’avance, et dont on ne peut s’écarter. Enfin il n’y a plus d’individus, mais des bataillons qui portent des uniformes. Les pauvres diables comme vous et moi, qui ont un habit de fantaisie, ne savent où se placer. Aussi ce qu’ils peuvent faire de mieux c’est de se coucher et de se taire.

  1. Pyrrhus ou les Æacides, tragédie en 5 actes, 1807.
    Louis-Grégoire Lehoc (1743-1810) avait été secrétaire de légation à Constantinople sous le comte de Choiseul-Gouffier, ministre plénipotentiaire de Louis XVI à Hambourg, ambassadeur extraordinaire du Directoire à Stockholm. Son Pyrrhus, commencé avant son entrée aux affaires, fut terminé à l’âge de la retraite ; aussi, écrivait M. Hochet : « tous les défauts d’un jeune homme sont dans les quatre premiers actes, tous ceux d’un vieillard dans le cinquième. » Talma s’y tailla néanmoins un grand succès.
  2. De Voltaire.