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publique : jamais, dit-il, il n’y aura eu utilité publique mieux démontrée, ni causé d’expropriation plus légitime. On ne peut pas, dit-il, appeler cela un acte révolutionnaire : c’est l’application pure et simple d’un article de notre code bourgeois. Mais l’expropriation ne va pas sans indemnité préalable : il est même habituel, dans la pratique, de porter celle-ci à un chiffre un peu supérieur à la valeur réelle de l’objet exproprié. M. Jaurès ne l’ignore pas, et il a très loyalement posé devant la Chambre la question de savoir si on indemniserait les capitalistes dont on prendrait le capital ; mais, très loyalement aussi, il a déclaré qu’il n’en savait rien. Cela a jeté un froid. Non pas que M. Jaurès n’ait pas une idée personnelle sur la question ; il est bon prince ; il serait volontiers partisan d’une indemnité qui assurerait aux propriétaires expropriés le moyen de se retourner. « Ils auront, dit-il, devant eux une réserve de temps que nos aînés de la Révolution bourgeoise n’ont pas toujours donnée au clergé et à la noblesse pour s’adapter au régime nouveau. Le temps sera donné aux grands possédans eux-mêmes, aux privilégiés eux-mêmes, de s’accommoder à l’ordre nouveau, d’accommoder leurs descendans à la société nouvelle fondée sur le travail égalitaire. » M. Jaurès trouve ces perspectives infiniment séduisantes ; mais en attribue-t-il le bénéfice certains à ceux dont il voudrait faire, grâce à la magie de son éloquence, des dépossédés par persuasion ? Nullement, car il n’est pas libre ; le parti socialiste est divisé sur la question, et M. Jaurès, dans l’ignorance où il est de la solution qui prévaudra, l’accepte les yeux fermés, mais ne saurait encore nous la dire. « Je n’ai, s’écrie-t-il, ni la fatuité, ni l’iniquité de prétendre poser d’avance des conditions à la classe ouvrière, au monde du travail. Je sais et je proclame que le droit du travail est souverain, et je m’associerai, quelque forme que le monde du travail veuille donner à la société nouvelle, je m’associerai de tout cœur et de tout esprit à cet effort nécessaire de transformation. » Le croirait-on ? la Chambre n’a pas trouvé ces déclarations tout à fait rassurantes, et cette partie du discours de M. Jaurès a fait courir sur presque tous les bancs un de ces frissons subits qui laissent longtemps les âmes dans l’anxiété.

Peut-être a-t-on attaché trop d’importance à cette question d’indemnité. Mettons qu’elle soit résolue dans le sens affirmatif que préfère, mais que ne promet pas M. Jaurès : les dépossédés en seront-ils beaucoup plus heureux ? Rien n’est moins sûr. Si on avait indemnisé les grands propriétaires de l’époque révolutionnaire, ils auraient été plus favorisés que les nôtres, car on leur aurait donné des rentes.