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pour mon pain : ne pourrai-je pas en semer les grains ? Vous me donnez un fruit : ne pourrai-je pas en utiliser pour le même objet les pépins ou le noyau ? Vous me donnez un mouton : ne pourrai-je pas, après en avoir tiré ma nourriture, faire de sa graisse ou de ses os des applications industrielles ? Mais non, je ne le pourrai pas, puisque je n’aurai plus de terre, ni d’usine à ma disposition. Tout cela sera dans la collectivité ; l’avais-je donc oublié ? Qu’il est difficile de renoncer à ses vieilles habitudes d’esprit ! Il y a toutefois un instrument de production dont nous voudrions bien savoir comment M. Jaurès s’y prendra pour le faire tomber dans la collectivité sans l’anéantir : nous voulons parler du pinceau du peintre, du ciseau du sculpteur, de la plume de l’écrivain. C’est une source de la richesse nationale : M. Jaurès la tarirait-il ? Non, peut-être : il tolérera que le peintre continue de faire ses tableaux, le sculpteur ses statues, l’écrivain ses livres. Mais comment les récompensera-t-il ? Avec des bons de consommation ? Il est à craindre, très à craindre, que ces producteurs n’aiment mieux envoyer leurs produits à l’étranger. Mais que feront-ils de l’argent qu’ils auront reçu en échange ? Il n’y aura plus, à proprement parler, de numéraire en France. Alors il est à craindre, fort à craindre, que ces producteurs particuliers qu’on ne peut pas séparer de leur moyen de production, et même que beaucoup d’autres qui ne voudront pas se séparer des leurs, ne passent les frontières et n’apportent au dehors l’art qui ennoblissait la France et l’industrie qui l’enrichissait. Mais, dit M. Jaurès, l’étranger, charmé par notre expérience, ne pourra pas se retenir de l’imiter, et par conséquent… Laissons rêver M. Jaurès, et que nos lecteurs nous excusent de cette digression prématurée.

Où son rêve a semblé prendre un caractère plus précis, c’est lorsque M. Jaurès s’est demandé comment faire pour déposséder les propriétaires des 176 milliards qui constituent le capital national, ou, si l’on veut, le capital à nationaliser. L’opération n’est pas très simple ; les capitalistes actuels auront peut-être, en effet, le mauvais goût de se défendre ; mais ils auront bien tort, car, s’ils le font, leur cas ne manquera pas de s’aggraver, comme de juste. M. Jaurès cite l’exemple de la Révolution. Si les nobles propriétaires de cette époque s’étaient laissé bénévolement dépouiller de leurs biens, peut-être, qui sait ? leur aurait-on donné une indemnité. Mais ils ont regimbé, ils ont émigré ; l’histoire nous apprend ce qui en est résulté. Précédent à méditer ! Aujourd’hui, M. Jaurès conçoit la dépossession des capitalistes comme une immense expropriation pour cause d’utilité