Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cela est vrai. Peu de romanciers contemporains, — je ne dis pas seulement en Angleterre, — laisseraient tomber, si l’on réduisait leur récit à l’essentiel, de pareilles coupures. Mais il est toujours hasardeux que l’auteur se montre et l’intervention de M. Hardy est souvent plus directe et moins heureuse. Nous ne lui reprocherons point, encore que l’impersonnalité soit la grande loi de l’art, de laisser percer ses sentimens : il mêle ainsi à l’inspiration objective du romancier un élément de lyrisme et de poésie qui n’est pas sans charme. Le défaut commence quand l’auteur s’arrête pour attirer notre attention sur ce qu’il va faire, sur ce qu’il va dire, nous en signaler la difficulté ou la portée, avec des gloses de scoliaste, des sentences de philosophe ou des réflexions de sociologue, dans quel style, grands dieux ! Le joli portrait de Grâce Melbury est précédé de ces lignes : « Du point de vue le plus élevé, décrire avec précision un être humain, le foyer d’un univers, quelle tentative impossible ! Mais, transcendantalisme à part, il n’y eut probablement jamais créature vivante qui fût en soi, plus complètement que celle-ci, une reductio ad absurdum des essais pour faire connaître une femme, même extérieurement, par les détails de la face et de la figure. » Un romancier français n’a pas besoin du talent de M. Hardy pour se garder d’un aussi abominable galimatias. Il abonde, je le sais, dans la prose anglaise où trop souvent une pensée mal débrouillée s’exprime n’importe comment. C’est encore un trait caractéristique du goût anglais que cette indifférence aux disparates de ton et de style dues à l’intrusion d’un langage technique dans l’œuvre littéraire : il y a des termes de philosophie, de théologie et de science, des expressions latines aux endroits où on les attend le moins, tout un attirail inutile et fâcheux dont l’auteur, loin d’en paraître gêné, semble plutôt faire cas. Et nous ne signalerions point ces défauts, communs à presque tous les écrivains anglais, s’ils ne ressortaient d’autant plus ici parmi d’incomparables beautés.

M. Hardy est un merveilleux réaliste, sans aucune ressemblance, par conséquent, avec l’école qui, chez nous, a accaparé et à peu près déshonoré le mot. Dans une littérature où ce genre a donné des chefs-d’œuvre, il égale les plus grands et, ici ou là, les surpasse peut-être. Cette solide prise de la vie, comme disent les Anglais, grasp of life, cette sûreté de vision, cette vigueur et cette finesse de touche, ce magique pouvoir enfin