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son sens de la vie plus large qu’un système et une pointe de comique à travers la tragédie.


V

Mais cette tragédie déroule implacablement, parmi la richesse et la variété des épisodes, son action douloureuse et poignante. L’art du romancier est d’abord et par-dessus tout l’expression du tragique de la vie. Les sujets sont choisis de manière à manifester la lutte des personnages contre la fatalité. Les destinées en sont l’enjeu, et il y a dans cette conception une sorte de simplicité grandiose qui rappelle le théâtre grec. M. Hardy indique le rapprochement lui-même, lorsqu’il nous signale l’influence de la solitude sur ses personnages. « Dans ces endroits écartés, hors des portes du monde, on trouverait d’ordinaire plus de méditation que d’action et plus d’indifférence que de méditation ; le raisonnement procède d’étroites prémisses et son allure est pour une large part imaginative ; il ne s’y joue pas moins de temps à autre des drames d’une grandeur et d’une unité vraiment sophocléennes qui éclatent dans la réalité par la seule vertu des passions concentrées là et l’interdépendance serrée des existences. » Nous avons fait ressortir ailleurs la violence des dénouemens : les catastrophes ne sont point épargnées pour y conduire. Dans Far from the Madding Crowd, la passion fait trois victimes : nous voyons le martyre de Fanny Robin, l’assassinat du sergent Troy, le suicide du fermier Boldwood. The Retum of the Native nous offre la mort plus douloureuse encore, plus poignante de Mrs Yeobright sur la bruyère d’Egdon, au retour de sa visite à son fils, la mort d’Eustacia et de Wildeve dans le torrent. Felice Charmond, l’aventurière des Woodlanders, est assassinée par un ancien amant et le loyal, l’héroïque Winterborne meurt de son sacrifice à Grace Melbury. Tess, la « femme pure, » après avoir tué Alec d’Urbervilles, achève sa tragique carrière au gibet de la prison de Wintoncester. Faut-il rappeler enfin le meurtre des enfans de Sue par le fils d’Arabella qui se tue lui-même avec ses frères, l’agonie et la mort de Jude ? Pas un de ces grands romans, les chefs-d’œuvre de M. Hardy, n’échappe à l’impitoyable puissance des modernes Erynnies. Nous voyons la fatalité installée dans les fermes du Wessex comme jadis aux palais d’Argos, de Mycènes ou de Thèbes. En