Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou telles heures des plus sombres destinées. Quand Tess marche vers la laiterie de Talbothays, où elle est engagée, toute sa jeunesse s’éveille dans la légèreté de l’air. « Ses espérances se mêlaient aux rayons du soleil, tandis qu’elle s’avançait en bondissant contre la molle brise du Sud. Elle entendait de douces voix dans tous les souffles de vent et tous les chants d’oiseaux semblaient cacher une joie. » Sa joie aussi aspire à jaillir dans un chant. Mais les ballades qu’elle connaît la laissent insatisfaite. Alors les versets de son psautier, les antiques versets, chargés d’un sens nouveau, d’un sens que ne leur avait pas donné le roi-prophète, reviennent sur ses lèvres, d’où ils s’envolent comme un péan d’allégresse :

« O soleil et toi, lune, ô étoiles, verdure qui couvres la terre, oiseaux du ciel, créatures sauvages et animaux domestiques, enfans des hommes !

« Bénissez le Seigneur, louez-le et glorifiez-le à jamais ! » Ce plaisir de vivre enveloppe les gens, les bêtes et les choses, à la laiterie du fermier Crick, dans le doux val de Blackmoor. Il s’idéalise dans les âmes plus raffinées de Tess et d’Angel Clare. Il s’abaisse ailleurs à une accommodante jovialité et au ton de la bonne humeur ; il se mêle au « sentiment fataliste, si fort dans ces coins isolés des campagnes, » et nous avons ainsi la psychologie essentielle des rustiques des Wessex Novels ; la famille Chickerel (The Hand of Ethelberta), Poorgras, Mark Clark, Jan Coggan et les Smallbury (Far from the Madding Crowd) Timothy Fairway, Grandfer Cantle et Christian Cantle (The Return of the Native). Ils étalent plaisamment leur sagesse où il entre de l’inconscience et de la résignation. Leur exemple semble signifier que, sans passion et sans pensée, sans réflexion à ce qui devrait être ni à ce qui peut arriver et en acceptant ce qui est, l’homme mène à l’écart ses jours tranquilles. Appuyé sur ses habitudes, il avance lentement, gauchement, ses actions rythmées aux mêmes gestes, ses idées malhabiles volontiers accrochées aux mêmes paroles. M. Hardy sourit à cette raideur — ou sourit d’elle peut-être. C’est là le secret de son humour qui s’amuse à des scènes pareilles aux images un peu ridicules à la fois et un peu pitoyables que nous renvoient de nous-mêmes les miroirs déformateurs. De la bonhomie à la niaiserie le passage est insensible. Le peintre des rustiques d’Anglebury, de Weatherbury et d’Overcombe, tantôt s’attendrit et tantôt raille, laissant percer