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par surcroît il nous l’assure. Ses aphorismes, aiguisés par l’ironie, enfoncent le désenchantement dans nos âmes. Mais il y a quelque chose de fortifiant dans cette amertume, un tonique dans ce fiel. Nous sentons grandir en nous le respect et la pitié. Nous devenons plus graves, plus indulgens, plus résignés. Nous aspirons à la sérénité et à la justice ; il nous semble que nous supprimerions beaucoup de mal si nous pouvions devenir un peu plus sages et rendre la société un peu meilleure. Une œuvre qui laisse cette impression n’est pas destructrice. M. Hardy n’a pas à dissimuler son pessimisme.

Pessimiste, il le serait exclusivement et absolument sans doute, s’il n’était que pensée. Mais il plonge dans la nature par ses sens qu’elle rassasie de joie. Si ses idées lui ont imposé la conviction que c’est un mal d’être au monde, ses sensations lui ont révélé le délice d’être. L’auteur des Wessex Novels, comme tant d’autres écrivains anglais, jouit de la beauté des choses et de leur contact. Il ne renierait point, je pense, la philosophie cachée dans ce bout de dialogue où il nous semble entendre l’écho de sa propre voix :

— La vie est douce, frère.

— Croyez-vous ?

— Sans doute. Il y a la nuit et le jour, frère, deux douces choses ; le soleil, la lune et les étoiles, frère, toutes douces choses ; il y a aussi le vent sur la bruyère. La vie est très douce, frère ; qui souhaiterait mourir ?

— Je souhaiterais mourir

—… Souhaiter mourir, vraiment ! Un romanichel voudrait vivre toujours !

— Même malade, Jasper ?

— Il y a le soleil et les étoiles, frère.

— Et même aveugle. Jasper ?

— Il y a le vent sur la bruyère, frère[1]

La caresse du vent, la caresse de la nature, personne ne s’y est livré comme M. Thomas Hardy. Il a senti par elle la douleur de vivre se changer en douceur. Il a vu cette douceur rayonner sur les existences villageoises, dont elle pénètre les plaisirs et tempère ; les tristesses. La sensation a sa poésie, comme la pensée, et parfois une joie païenne illumine telles

  1. George Borrow, Lavengro, ch. XXV.