Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que son amour, parce que son amour l’a élevé au-dessus de toutes les faiblesses, jusqu’à l’héroïsme. Il quitte sa pauvre chaumière et toujours simple, toujours droit, toujours pur, va s’exposer dans la forêt à l’orage, au froid de la nuit, à la mort plus clémente pour lui que la vie. Winterborne, Gabriel Oak, Diggory Venn, nous pouvons apprendre de vous ce que c’est qu’aimer. L’amour est capable d’intelligence, de résignation et de sacrifice. Les contraintes sociales lui paraissent légères, à lui qui supporte sans révolte les pires rigueurs du sort. Il ne redoute pas le temps, parce qu’il ne procède point d’une impulsion passagère ni d’une mobile fantaisie : sur la foi du présent, il peut engager l’avenir. L’amour fonde pour la durée ; il est patient, docile, autant que la passion est frénétique et rebelle. L’amour est ami de l’ordre ; il y aspire, il le crée ; la passion bouleverse et détruit ; elle ne peut vivre que hors la loi, aussi incapable de s’accorder à la société qu’à la nature.

Ce n’est certes point la société, mais c’est bien la nature qui soutient et supporte les calmes héros auxquels semblent aller toutes les complaisances de M. Hardy et toutes ses prédilections. Ils se dégagent à peine de ce fond grandiose et leurs contours, encore que nettement distincts, n’en sont pas moins tissés fil à fil avec sa trame. L’on ne trouverait sans doute point dans la littérature anglaise, non plus que dans la nôtre, beaucoup d’œuvres où la nature avance ainsi au premier plan, jusqu’à tenir elle-même un rôle, le premier rôle parfois, comme la bruyère d’Egdon, dans The Return of the Native, ou les bois des Woodlanders. Partout elle déborde, si l’on peut dire, et domine l’humanité. Les paysages ne sont point un décor extérieur ; ils vivent et leur vie se mêle à celle des personnages. Nous ne les en pouvons point isoler.

M. Hardy a groupé ses romans sous la désignation commune de Wessex Novels. Si le vieux royaume saxon de l’heptarchie se trouve sensiblement diminué dans les limites, assez flottantes d’ailleurs, où le réduit la liberté du romancier, il reprend du moins une sorte d’existence, plus durable peut-être que celle du passé. Le Wessex des romans de M. Hardy est devenu depuis quelques années, il sera plus encore dans l’avenir, un de ces coins du monde dont l’art a fait une patrie à nos imaginations On va déjà vers lui comme au Cumberland des Lakistes, à l’Ecosse de Walter Scott et de Burns, au Berry de George Sand.