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des centres de la vie sociale, ces hommes restent étrangers a son action. Mais ils sont en contact perpétuel avec la nature, toujours aux prises avec ses exigences. Leur esprit suit la réalité de trop près pour pouvoir se livrer à ses propres chimères ; disciplinés par un effort continu et le sentiment sans cesse renouvelé de leur dépendance, ils ignorent l’égoïsme et l’orgueil. On trouverait du Robinson en eux. Pratiques, industrieux, courageux, capables de se suffire à eux-mêmes, ils ont toutes les qualités de ce type anglais par excellence. Ils les haussent jusqu’aux vertus du plus beau type humain. Ce sont de simples et fortes natures, équilibrées et bien assises. Elles ont le calme et la patience que gagnent nos débiles existences à vivre de la vie universelle, quand notre réflexion se borne à la comprendre et notre volonté à l’accepter. Il n’en faut pas plus pour élever l’âme jusqu’à l’énergie stoïque et plus haut encore, jusqu’à cette force souveraine qu’exige le détachement, l’oubli de soi et le sacrifice.

De telles âmes alors sont prêtes pour l’amour, le véritable amour. Gabriel Oak domine les caprices de Bathsheba, ses dédains, ses défaillances ; il s’impose à elle comme la sagesse de la vie ; il est à sa mobile humeur, à ses entraînemens, à ses désespoirs ce que sont les lois de la nature aux dépits des enfans et à leurs colères : vienne l’âge d’homme, et l’esprit rebelle trouvera sa joie et sa force à les reconnaître et à leur obéir. De même Bathsheba ne se reposera qu’à l’ombre tutélaire de cette raison et de ce dévouement. En vain Diggory Venn est rebuté par Tamsie Yeobright : il veille sur elle ; il a pris ce bizarre métier, qui le fait pareil à un gnome, afin d’être plus aisément son bon génie ; il s’est détaché de lui-même au point que sa généreuse activité, n’empruntant rien à l’espoir, prend l’aspect d’une tranquille attente. Plus grand encore dans son infortune, Giles Winterborne ne s’étonne point, ne s’indigne pas qu’on lui préfère le frivole et séduisant Fitzpiers. Il s’éloigne ; il exile dans la solitude sa fierté, son courage et sa douleur. Les mauvais jours viennent pour Grâce Melbury ; elle pense à Giles comme au seul ami sûr à qui elle se puisse confier. Lui, depuis longtemps, n’a plus d’espérance ; et voici que la destinée semble sourire à sa longue misère ; voici qu’un soir il pourrait croire que l’heure a sonné pour son amour de vivre enfin son impossible rêve. Grâce fuit son mari ; elle accourt vers celui qu’elle a délaissé, qui n’a jamais cessé de l’aimer. Mais Giles Winterborne est plus fort