Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forces sociales semblent conjurées contre ces deux êtres, assez téméraires pour se dérober à leur tyrannie. Car Jude et Sue, après le double divorce qui leur a rendu la disposition de leurs personnes, n’ont pas voulu imposer à leur subtil amour les grossiers liens du mariage. Et la société ne pardonne pas aux réfractaires. Il y a une pénétrante amertume dans les scènes où M. Hardy nous représente ses deux héros aux prises avec les cruautés de l’existence. Mais ce n’est rien encore. La suprême ironie n’a pas encore accablé leurs destinées. Les puissances ennemies n’ont pas frappé le coup le plus mortel. Elles resserrent leur action autour de leurs Victimes, les investissent, les épient, visent aux points faibles et touchent où il faut pour les faire chanceler et les abattre. Une horrible tragédie ensanglante le foyer de Jude et de Sue : le meurtre de leurs enfans par le fils d’Arabella, pauvre être sans âge, tête précocement vieillie où cheminent dans les ténèbres héréditaires, — car il est aussi le fils de Jude l’Obscur, — l’idée du mal de vivre. Le passé de faiblesse et de honte n’était pas mort ; on le croyait à jamais scellé dans sa tombe : il s’est levé et ce fantôme impose sa victoire. Elle sera complète, absolue. Par un revirement observé et tracé avec une sagacité admirable, toutes les forces traditionnelles et conventionnelles qui séparaient les deux êtres, parce qu’elles dominaient l’homme quand la femme y échappait, se dressent encore entre eux, maintenant qu’elles ont repris la femme, tandis que l’homme, cette fois, en est affranchi. Eperdue, ébranlée, en proie au repentir et doutant d’elle-même, déchue de sa confiance et de son orgueil, vaincue par la vie, sollicitée par ses rigueurs et ses exigences comme par une expiation, possédée du besoin de souffrir, exaltée à l’idée de se renoncer et de détruire en elle l’être de liberté, d’audace et de chimère, Sue retourne à Phillotson ; Jude, dans sa détresse qui est maintenant une irrémédiable dégradation, se laisse reprendre à Arabella. Ainsi les deux héros, victimes de leurs faibles cœurs, de leurs âmes incertaines, mais victimes aussi de la vie sociale qui, après avoir contribué à cette faiblesse et à cette incertitude, leur a livré de tels assauts et opposé de tels obstacles, épuisent leur destinée de douleur, Sue dans le martyre de son sacrifice, Jude dans son agonie solitaire et la suprême défaite de sa mort.

Le sens de cette œuvre n’est-il pas clair ? Si nous rapprochons Jude l’Obscur de Tess d’Urbervilles, si nous nous