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Jude a retrouvé une cousine à Christminster. Il savait qu’elle vivait là ; il la connaissait par une photographie ; il la découvre dans le magasin d’objets religieux où elle est employée ; un jour enfin, elle passe près de lui. « Il eut le temps de la regarder. Elle le regarda aussi avec des yeux limpides, énigmatiques, ou se mêlait l’acuité du regard à la tendresse, au mystère de l’expression. Et quand elle se fut éloignée, il continua de la revoir dans sa pensée, petite, légère, élégante. En elle, il n’y avait rien de sculptural. Tout était émotion nerveuse, mobilité, grâce vivante qu’un peintre eût hésité peut-être à désigner par le nom de beauté. Jude sentit affluer vers elle tous les rêves et les désirs accumulés dans son cœur, et comprit qu’il était incapable de résister à la tentation de la connaître davantage. » Nous prévoyons la suite ; mais ce que M. Hardy se plaît à nous représenter, c’est le rôle des circonstances sociales. Le mariage antérieur de Jude pèse sur son naissant amour qui n’ose ni s’affirmer ni disparaître. L’impuissance du jeune homme à sortir de sa condition et à réaliser son idéal l’abat et le dégrade : il traîne ses déceptions dans les tavernes et se montre à Sue sous un si triste jour qu’il a honte de lui-même, s’éloigne d’elle et, renonçant à ses premières ambitions, conçoit l’idée d’une humble vie de prêtre, sans grades, dans un village obscur. Mais une force invincible le ramène vers l’attirante amie qui a besoin de son amour et, sans vouloir l’aimer, veut qu’il l’aime. Jeu cruel où se déploie l’instinct de séduire, âme étrange dont le frémissement trahit plus encore de mobilité que d’ardeur, plus d’inquiétudes que d’aspirations. Sue ne triomphe que pour avoir le sentiment d’une duperie, quand Jude lui avoue sa situation. Le dépit la pousse au mariage : elle épouse un maître d’école d’âge mûr, aussi peu fait pour elle que l’était, pour Jude, Arabella.

Folie, sottise, erreur, qu’importe ! La libre volonté ne saurait-elle défaire le mal qu’elle a fait ? Sue n’est pas de ces esprits étroits, à qui en impose le vieux prestige des institutions sociales. Elle met sa conduite d’accord avec ses opinions audacieuses, quitte son mari, et vient vivre avec Jude. Alors se déroule l’implacable rigueur de la fatalité. Arabella est revenue. Elle a annoncé à Jude qu’un enfant était né après leur séparation. Jude accepte de l’élever. Sue a des enfans à son tour et le ménage irrégulier mène sa vie douloureuse parmi les obstacles que lui suscite une hostilité aussi inlassable que sa patience. Toutes les