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Plus âpre et plus amer encore, plus désenchanté pourrait paraître le dernier roman de M. Hardy, Jude l’Obscur. On aurait de la peine à trouver une œuvre où palpite plus douloureusement la tragédie des destinées manquées, des faillites humaines. L’auteur voit dans Jude Fawley et sa cousine Sue Bridehead, deux pitoyables exemples de ce que peut accumuler de désastres et de ruines la faiblesse de nos cœurs prise dans le réseau des idées, des lois et des mœurs sociales. C’est l’histoire d’un « couple hypersensitif. » Jude enfant ne pouvait se résoudre à chasser les oiseaux dans le champ du fermier Troutham ; il leur laissait manger le blé et ne gagnait pas ses six pence. L’esprit plein de rêves, il allait contempler, du toit d’une maison abandonnée, le rayonnement lumineux de Christminster (lisez Oxford). Il aspirait à la piété, à la science. Jude n’était pas destiné à être heureux. Déjà, à travers mille difficultés, il avait commencé de s’élever et de s’instruire, lorsqu’il est provoqué à l’amour par une jolie fille sans idéal, la sensuelle, perverse et adroite Arabella. Cette défaillance d’un après-midi d’été ne serait rien, si la société n’avait inventé le mariage. Grâce au mensonge d’une grossesse, Arabella se fait épouser. Il n’est pas possible de concevoir union plus absurde. L’issue était fatale : les deux époux se séparent, ou plutôt Arabella abandonne son mari et va chercher fortune ailleurs. Jude reste seul, vend ses meubles et se reprend à ses anciennes chimères. « Il lui semblait que son triste mariage n’était qu’un songe, qu’il redevenait le petit Jude, fasciné par la science et par Christminster. » Il retourne sur la colline et revoit la pierre où il avait gravé une inscription qui symbolisait ses espoirs : « Là-bas. J. F. »

Trois ans plus tard, le jeune homme est à Christminster. Pourvu d’un métier qui touche à l’art, quelque peu avancé dans la culture des lettres anciennes et l’étude de la théologie, il va tenter le suprême effort, essayer de se frayer une voie vers cette sacro-sainte Université pareille à La Mecque de sa mystique ferveur. Mais l’Université n’ouvre pas ainsi ses sanctuaires. Jude Fawley n’a ni la naissance, ni la fortune, ni les appuis. Il rôdera à la porte des temples. Sa condition le destine à réparer les pierres du fronton, non point à s’agenouiller sur les dalles du parvis ni à partager le festin des fidèles. Son cœur frémissant, son âme inquiète, qu’un noble souci tourmente, devront chercher ailleurs de quoi satisfaire leur faim.