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on peut dire que la passion tient le premier rang et la principale place. Cette œuvre se distingue par là avec un singulier relief des autres productions du roman anglais. Sauf de rares exceptions, qui éclatent alors comme des compensations et des revanches, la littérature romanesque de l’Angleterre fait à la passion une part aussi restreinte qu’elle est, chez nous, démesurée. Les dramaturges eux-mêmes, comme Shakspeare dans Roméo et Juliette ou Othello, lorsqu’ils la veulent mettre en scène, vont chercher leurs héros et leurs héroïnes dans d’autres climats et prennent leurs modèles dans d’autres races, sous des cieux plus chauds.

Ce n’est point ici le lieu d’expliquer le fait, de rechercher dans quelle mesure il dépend du caractère de la race, quelle influence il convient d’attribuer à la convention et aux lois sociales, si puissantes pour refréner l’expression de la passion et, par là, contenir la passion elle-même. On ne saurait contester que ni Walter Scott, ni Thackeray, ni Dickens, ni George Eliot n’ont cherché dans les troubles du cœur ou les fatalités de l’instinct l’intérêt suprême de leurs tableaux de la vie. A peine trouverions-nous une ou deux œuvres — Wuthering Heights, d’Emily Brontë, et quelle autre encore ? — qui ait demandé à la passion, à ses désordres et à ses désastres, son frémissement douloureux et sa beauté d’orage. Chez M. Thomas Hardy, la passion est toujours en jeu, soit dans les drames qu’elle suscite par elle-même, soit dans ceux que composent avec elle les forces qui dominent l’individu ou la société.

Elle se devine et, si l’on peut dire, rôde dans l’air autour des jeunes filles. Celles-ci tiennent une grande place et jouent un grand rôle dans les romans de M. Hardy. Vivantes images de la fatalité inconnue qui nous guette et nous attire, elles hésitent au seuil de la vie, dans la grâce de l’attente, mystérieuses comme les rêves, indécises comme le désir. Si diverses que soient ces figures, présentées en pleine lumière ou à peine esquissées dans le clair-obscur des arrière-plans, figures charmantes dont quelques-unes obsèdent notre mémoire, elles ont toutes un air de parenté, un fond de ressemblance : l’ironie du destin glisse sur leurs lèvres et passe dans leurs yeux, donne la séduction à leurs regards et cache des pièges dans leur sourire. Tous les romanciers anglais, à la différence des nôtres qui mettent en scène de préférence et presque exclusivement des femmes, aiment à