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quelques feuilles allemandes ou autrichiennes, — notamment la Neue freie Presse de Vienne dans un article qui a fait beaucoup de bruit, — ont encouragé le Sultan à la résistance et soutenu la légitimité de ses prétentions. Il y a là, peut-être, au point de vue des dispositions de l’opinion allemande, une indication plus intéressante que l’attitude officielle des gouvernemens de Berlin et de Vienne. L’Allemagne est engagée trop avant dans la politique orientale pour ne pas avoir eu conscience que, dans l’incident de Tabah, son avenir en Orient était en question ; elle a pu constater, comme l’écrivait M. de Freycinet, « que l’Angleterre, maîtresse de l’Egypte et soutenue par la plus formidable marine du monde, pourrait, à son gré, devenir maîtresse de la Syrie et dominer à la fois l’Asie Mineure et la région de l’Euphrate, c’est-à-dire commander l’empire ottoman et les voies de communication terrestres entre Constantinople et le golfe Persique ; de sorte que le grand chemin de fer de Bagdad comme le canal maritime de Suez dépendent d’une seule volonté[1]. » La National Zeitung termine par des constatations analogues un long article où elle dégage, du point de vue allemand, les conséquences de l’incident anglo-turc, et, après avoir prédit que l’affaire de Tabah n’est qu’un premier pas vers l’absorption de l’Arabie tout entière par l’Angleterre pressée de fermer au chemin de fer de Bagdad l’accès du golfe Persique, elle conclut par ces prévisions peu rassurantes : « Les nuages amoncelés par l’affaire de Tabah peuvent se disperser provisoirement grâce aux concessions de la Porte. Mais ils ne tarderont pas à reparaître plus menaçans encore, et nous, Allemands, nous avons tout intérêt à nous garantir contre les orages, même lorsqu’ils ne nous menacent pas immédiatement. »

Cette phrase semblera peut-être assez significative pour servir de conclusion à ces quelques pages. Il faut souhaiter que l’affaire de Tabah, qui a soulevé des questions si épineuses et ravivé tant de vieilles querelles, n’apparaisse pas, aux historiens de l’avenir, comme l’un de ces signes avant-coureurs qui d’ordinaire précèdent et annoncent les grands cataclysmes.


RENE PINON.

  1. Ouvrage cité, p. 438.