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celui-ci ou de celui-là. Si la sentence du pape Alexandre qui dépose les Riari est injuste, il en répondra un jour devant son souverain juge ; mais il n’appartient pas aux habitans de Forli de juger cette sentence, ils sont obligés de s’y soumettre[1]. » Il fait jouer successivement tous les ressorts qui, en se déclenchant, disloquent les âmes ; — la peur : César est aux portes, avec quatorze mille hommes, que faire contre lui ? — l’intérêt : on était heureux sous les papes, avant que les tyrans eussent « pullulé comme mauvaises herbes, » avant les Calboli, les Orgogliosi, les Ordelaffi, sous le cardinal Albornoz, avant le retour des Ordelaffi, avant Girolamo et Catherine ; — la rancune, la haine : qu’avait été le gouvernement des Riari ? exils, bannissemens, confiscations, supplices, du sang, toujours du sang ! Béni soit le gouvernement des Papes, sous lequel il n’y a point de péril de minorité, sous lequel il n’est point possible de tomber aux mains d’une femme ! « Dites-moi, dites-moi de grâce, demandait Numai, quel est celui d’entre vous qui pourrait dire qu’il a eu au moins la liberté de marier à qui il le voulait ses propres filles ? » La comtesse en parle à son aise ; elle est bien close dans sa bonne rocca bien gardée ; mais eux, les bourgeois, dans la ville ouverte ?… Sur cet avis, et sur d’autres avis semblables, la ville s’ouvrit tout à fait. Les quatorze mille hommes d’armes, soudards, aventuriers et aventurières, marchands, rôdeurs et maraudeurs s’y précipitèrent. Chacun se rua où ses goûts, ses instincts, ses cupidités le portaient. Les uns s’abattirent sur les biens, et les autres sur les personnes. Les cloîtres furent forcés. Toutes les cloches sonnaient, toutes les religieuses criaient à l’aide. Il fallut que le duc fit chasser à grand renfort de coups ces endiablés, — indemoniati, — qui ne comprenaient pas quel excès de pudeur lui prenait. Les compagnons de messire Yves d’Alègre marchaient sur de douloureux et dangereux souvenirs. C’était ici, c’était Forli, « la terre qui avait fait jadis la longue épreuve et des Français le sanglant monceau : »


La terra che fé già la lunga pruova
E di Franceschi sanguinoso mucchio[2].


La place, les maisons, les pavés le leur criaient. Rassemblés

  1. Pasolini, ouv. cité, II, 170. D’après Bonoli, p. 160, 161.
  2. Dante, Inferno, ch. XXVII. Allusion à l’assaut de 1282 et au massacre des Français, par un stratagème du comte Guido de Montefeltro.