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d’une pièce, tutta di uno pezzo. Mais par où commencer, et comment travestir cette entreprise des Borgia en reprise de l’Eglise ? Justement l’Église avait en Romagne, à Imola et à Forli, une « fille d’iniquité, » Catherine Sforza, qui, ne tenant qu’à titre précaire et en vicariat, au nom des Riari, les villes qu’elle gouvernait, ne payait point les redevances. En vain elle excipait de titres autrefois octroyés par Sixte IV, et dont la confirmation avait été par elle péniblement arrachée à Innocent VIII ; en vain elle revendiquait l’arriéré des 60 000 écus d’or dus encore par le Trésor pontifical au comte Girolamo, son premier mari ; en vain même elle offrait, déduction faite de ce que le Saint-Siège lui devait de ce fait, à elle et à ses enfans, de s’acquitter tout de suite de ce qu’elle lui devait. Alexandre VI voulait un État pour César, et il en avait là au moins le noyau. Ferrare était trop grand ; la famille ducale, riche de trois fils, hommes faits, était trop forte. Ici, l’on ne se heurterait qu’à une veuve, — virile, il est vrai, capable de se défendre et bien apparentée, mais quand même une femme, avec Ottaviano, à peine un homme, entre ses frères plus jeunes ou tout jeunes. Depuis longtemps déjà, le Pape avait eu l’idée que c’était ici qu’était le joint, et qu’il fallait piquer la pointe. Il n’hésitait plus que sur la manière. Son premier projet avait été d’insinuer les Borgia en Romagne par le mariage de sa fille Lucrèce et d’Ottaviano, fils de Catherine, préparant ainsi la voie à César qui eût bien découvert un motif et un moyen de passer derrière Lucrèce[1]. Puis la manière forte lui avait paru plus rapide ; il s’était avisé que les cruautés de la comtesse avaient épouvanté ses sujets dans le passé, et les laissaient épouvantés pour l’avenir, que toute la Romagne en criait vers le ciel[2] ; lui, Alexandre VI, il avait entendu ce cri et, ne pouvant permettre que Catherine voulût à tout prix, fût-ce à ce prix, « satisfaire des passions que, si elle se gouvernait par raison, elle devrait ensevelir[3], » par bulle pontificale du 9 mars 1499, contresignée de dix-sept cardinaux, il avait déposé cette « fille d’iniquité, » et investi César de ses Etats. Il ne restait au duc qu’à les aller prendre, et il s’y disposait. De son bureau de la deuxième chancellerie, à Florence, Machiavel voit venir

  1. Pasolini, ouv. cité, II, 22.
  2. Lettre de l’ambassadeur milanais au duc de Milan. — Voyez Pasolini, I, 381.
  3. Lettre du cardinal Ascanio Sforza, citée par Pasolini, ibid.