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l’on s’arrangera pour le trouver coupable, les formes sauves autant que possible. Ainsi le vieil Orso, père de Lodovico et de Checco Orsi. Il semble bien qu’il n’ait point approuvé, ni même connu à l’avance le crime de ses fils, et si Cobelli n’invente pas, il leur aurait, le coup fait, tenu ce petit discours, lui aussi très machiavélique, car le machiavélisme est partout dans l’air de l’Italie de ce temps-là, et Machiavel n’aura qu’à le recueillir : « O mes fils, vous n’avez fait chose ni bonne ni belle, parce que, selon moi, vous avez doublement mal fait. D’abord, puisque vous tuiez le comte, vous deviez en finir avec tous, ou les laisser vivre, mais les mettre tous en prison. Et puis vous avez laissé entrer Madame dans la rocca, d’où elle va vous faire une guerre mortelle… Allez ! allez ! vous vous êtes conduits comme des petits enfans (da mammoletti) ; vous vous en repentirez et en porterez la peine ; puissiez-vous au moins ne pas la faire porter à d’autres, et même à moi, qui suis vieux et malade ! Pour moi, je vois bien où vous irez finir. » Mais il importait à Catherine que, Lodovico et Checco s’étant enfuis, la famille scélérate des Orsi fût frappée et comme anéantie en son patriarche. Devant lui, on rasa sa maison ; on chassa, pauvres et nus, ses enfans et petits-enfans ; après quoi, on le livra, pour que le bourreau en fît à sa fantaisie, à cet horrible Babone qui, au milieu de tous « ces stradiotes malandrins, » faisait à Cobelli l’effet d’un Turc entouré de Turcs. Et devant ces ruines, et durant le supplice, la dernière parole de ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans fut un désaveu, presque un anathème : « O mauvais fils, où m’avez-vous conduit ! » Il mourut sous un abominable raffinement de tourmens et d’outrages, comme étaient morts, la veille, Marco Scossacarri, Pagliarino, Pietro Albanese, comme devaient mourir dix autres, et, dans la suite, d’autres encore. Les cadavres furent dépecés, déchirés, déchiquetés ; on s’en disputa les membres, on en enleva et estima la graisse : « Scossacarri en avait une couche de près de deux doigts ; » l’Albanese n’en avait guère moins : « c’était un beau corps d’homme blanc et coloré. » Autour de cette chair en lambeaux, traitée comme viande de boucherie, « come carne in beccaria, » se déchaîna une danse de sauvages : un soldat « arracha le cœur du vieil Orso, le mit tout sanglant à sa bouche et mordit dedans ainsi qu’un chien. » Plus de deux cents maisons, dans le seul bourg de Ravaldino, subirent le même sort que la maison des Orsi : tandis qu’on y